Chapitre 2 : Océan et papillons (1/3)

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Eldola tentait d'atteindre cet état de concentration sereine qui était devenu son refuge avant d'entamer une mission, mais ce dernier s'obstinait à lui échapper. Elle ouvrit donc les yeux et se contenta de respirer aussi calmement que possible. Cette excitation ne lui ressemblait guère, mais à sa décharge, cette mission ne ressemblait en rien à ce qu'elle avait connu jusqu'à présent. À commencer par ce carrosse pittoresque dépêché par le Local Desfalaisiers pour la transporter jusqu'au manoir. Il n'avait rien en commun avec le véhicule discret utilisé par l'Institut : les banquettes étaient recouvertes d'un cuir capitonné rougeâtre qui grinçait avec insistance à chaque déplacement, les fenêtres étaient cachées par d'épais rideaux d'un rose pimpant à la texture rêche, et des broderies vieillottes venaient fignoler cette ode au mauvais goût. Ayant vu le Local habillé de façon si simple qu'elle en semblait austère, elle n'aurait jamais imaginé qu'il pût posséder une telle pièce et s'en servir. Mais les aspérités du bois et les dégradés de couleurs témoignaient d'une certaine usure ; peut-être était-ce un héritage de famille auquel il était attaché contre toute Logique...

Les Conseillers avaient tranché : malgré le peu d'informations sur le passé du candidat Friedrich Desfalaisiers, ils avaient accepté qu'il devienne le mari d'Eldola. Cette dernière savait pertinemment quand elle avait formulé sa requête que les Conseillers sauteraient sur l'occasion pour pouvoir enfin se débarrasser d'elle. Une Pupille encore célibataire à vingt-cinq ans, c'était du jamais vu au sein de l'Institut. Mais elle n'était pas non plus n'importe quelle Pupille : elle n'était pas juste une espionne, mais une Assassin, et même la meilleure de tout le Technaume. Elle avait longtemps maintenu son célibat en prétextant que c'était le seul moyen pour elle de maintenir l'excellence avec laquelle elle exécutait ses missions ; mais son âge avançant, elle mettait en péril la couverture de l'Institut. Aux yeux de tout le Technaume, il s'agissait d'une démonstration de charité de la part de l'Éclaireur, où des orphelines originaires du Désert Gris étaient recueillies, instruites et mariées à des hommes respectables. La vérité était évidemment toute autre : les Pupilles étaient formées dès leur plus jeune âge à l'espionnage, puis mariées pour ne pas attirer l'attention, devenant ainsi des Observatrices au service de l'Éclaireur. Leurs maris étaient les moins respectables de tous : des alcooliques, des joueurs, des escrocs, des pervers, des contrebandiers, des meurtriers, en bref des individus minables criblés de petits vices et de petits crimes qui ne voulaient pas qu'on expose leurs penchants peu recommandables. C'était l'assurance parfaite qu'en cas de découverte de la véritable nature de leur épouse, les maris gardent le silence, voire collaborent pour le profit de l'Éclaireur.

Eldola n'avait jamais pu se résoudre à partager sa vie, et encore moins son corps avec un individu aussi détraqué. Elle qui n'avait jamais eu besoin de recourir à ses charmes pour accomplir une mission, elle ne voyait pas pourquoi elle devait céder maintenant. Eldola avait eu l'intention de tenir tête aux Conseillers et à cette tradition qui l'empêchait d'accomplir son travail dans de bonnes conditions ; mais alors la chance lui avait souri en lui envoyant le Local Friedrich Desfalaisiers. Elle avait adoré embrouiller son Instructeur en faisant planer le mystère sur sa décision. Peut-être qu'un jour, elle lui dirait la vérité. Ou non, elle préférait attendre qu'Edgar découvre tout lui-même. Elle savait des choses sur le Local, des informations qui lui permettraient de considérer son mariage comme un simple déménagement vers une nouvelle base pour ses opérations. Une base beaucoup moins pratique et remplie de gêneurs, mais néanmoins sa nouvelle base. Elle se promit d'en faire un havre de paix où personne ne viendrait la déranger, son mari le dernier.

Non, ce qui risquait de lui poser problème, c'étaient plutôt les Conseillers. Elle relit pour la énième fois la missive qu'Edgar lui avait dépêchée en urgence à la fin de sa précédente mission :

"Félicitations pour ton mariage, Eldola. Les Conseillers ont accepté ton candidat... Je crains cependant qu'ils n'aient pas pleinement accepté cet arrangement. Tu as pour consignes de partir sur le champ pour rejoindre la Localité de la Falaise, sans information ni préparation préalables. Je n'ai aucune idée de ce qui t'attend là-bas, et les Conseillers ne semblent pas inquiétés que tu n'aies aucune formation d'Administratrice. À mon avis, ils espèrent que tu échoues, et guettent le moindre scandale pour te ramener de force à l'Institut et te faire épouser un candidat plus... conventionnel. Tiens-toi tranquille le temps que j'en apprenne plus, je viens te voir dès que possible. Je ne sais pas ce que tu as derrière la tête, mais j'espère que tu sais ce que tu fais..."

Eldola dissimula le billet dans son corset et soupira. Oui, elle savait ce qu'elle faisait, du moins voulait-elle le croire de toutes ses forces. Elle devait en effet être l'une des rares Pupilles à avoir un mari aussi bien placé dans la société : en temps normal, un Administrateur Local n'avait aucun mal à se trouver une épouse, et dans le cas contraire, il ne viendrait jamais en choisir une à l'Institut de l'Éclaireur. Cette situation inédite mettait tout le monde mal à l'aise, et l'Institut craignait une catastrophe à venir. Même si elle s'en voulait de ne pas avoir mieux écouté ses cours à l'Institut sur les convenances sociales – avant que le souvenir de la voix monotone de l'Instructeur Jonathan ne lui revint – Eldola se consola avec la réputation d'oisiveté des Administratrices : elles ne faisaient pas grand-chose de leurs journées comparé à un Assassin, cela ne pouvait donc pas être si difficile que cela... C'était plutôt la pensée du mariage qui la faisait paniquer : allait-elle devoir endurer une cérémonie ridicule ? Et que penser de la nuit de noce censée sceller leur union ? Eldola devait impérativement trouver une solution à ce problème...

Ayant besoin d'un peu d'air, Eldola tira les rideaux récalcitrants et parvint à dégager une moitié de fenêtre, ce qui constituait un exploit à ce stade du voyage. Elle put enfin apercevoir cette route – enfin, si on pouvait appeler ce monceau de caillasse sur lequel empiétaient joyeusement les mauvaises herbes, une route – qui faisait tant cahoter le carrosse, et au bout de cette route le manoir des Desfalaisiers. Elle ne put qu'apprécier la position stratégique de la demeure : perchée au sommet d'un promontoire, elle était protégée par la falaise escarpée d'un côté et la prairie rase de l'autre ; idéal pour anticiper n'importe quelle attaque. Eldola se pencha un peu plus pour essayer de deviner l'enceinte des Villages voisins...

Et ne vit absolument rien. Le manoir était le seul bâtiment visible dans les environs. Eldola se sentit soudain perdue et oppressée : elle avait toujours vécu dans un environnement urbain, que ce soit dans les bas-fonds des Colonies du Désert Gris, les méandres des bâtiments mystérieux de l'Institut ou au cours de ses différentes missions dans la capitale du Technaume. Elle se sentait mise à nu au milieu de ce terrain dégagé, sans un seul mur pour vous dissimuler. Eldola tira sur le rideau de toutes ses forces pour avoir une vue plus complète : elle découvrit alors l'immensité de la mer. C'est une chose de savoir que la mer est infinie, c'en est une autre d'avoir sous les yeux une représentation de l'infini : l'horizon était englouti par les flots, les seuls points de repère dans le paysage étaient les nuages mousseux qui traînaient paresseusement ; Eldola avait l'impression que le ciel et la terre avaient échangé leurs places. Un vertige la saisit et son cœur tambourina de plus belle dans sa poitrine : définitivement, aucun endroit où se cacher.


Sur la Falaise [en réécriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant