Eldola ne cessait de repenser à la discussion qu'elle avait eue avec Edgar : pour l'instant, elle n'avait rien de plus à lui signaler, mais si les Conseillers continuaient à lui interdire de partir en mission... Elle allait devenir folle, c'était certain ! Son quotidien lui pesait : des mots, des mots, toujours des mots, ceux qu'elle écrivait sans y croire, ceux qu'elle prononçait sans les penser, ceux qu'elle échangeait sans s'en convaincre, ceux qu'elle pensait sans les avouer ; un tourbillon de mots, et pas une seule action concrète. James la noyait d'un travail inintéressant qu'elle ne parvenait pas à accomplir, et ses deux domestiques attitrées lui donnaient plus de soucis qu'elles n'en résolvaient. Eldola avait l'impression d'étouffer, sous les regards de ceux qui l'empêchaient d'être elle-même, et elle aurait donné n'importe quoi pour s'échapper, ne serait-ce qu'une journée...
Alors quand la lettre du Provincial arriva, elle n'hésita pas un seul instant avant de la mettre sous le nez de James et Friedrich. Il s'agissait d'une invitation à une des deux réceptions annuelles où tous les Administrateurs de la Province du Chercheur se réunissaient ; celle-ci avait lieu juste avant que l'hiver ne rende les routes difficilement praticables. Cette réception durait une journée entière et était un événement sans commune mesure pour un Local : tous les Administrateurs d'une Province, cela signifiait deux Provinciaux, six Régionaux, dix-huit Locaux et cinquante-quatre Proximes, soit près de quatre-vingts invités réunis en un même lieu. C'était également l'une des rares réceptions à laquelle Friedrich ne pouvait décemment se dérober ; autrement dit, Eldola venait de gagner une escapade hors du manoir !
La préparation du voyage se fit évidemment avec grand tumulte : Mimi ronchonna d'être laissée à elle-même pour faire son travail, Betsy piqua une crise quand elle apprit qu'elle resterait sur la falaise au lieu d'accompagner sa maîtresse, et Friedrich devint plus insaisissable et caractériel que jamais. Eldola lutta vaillamment contre tous ces obstacles, et obtint son voyage tranquille en solitaire – à l'exception faite du Palefrenier Ivan, qui fit office de cocher durant le trajet, mais qui heureusement était trop intimidé pour lui adresser la parole. Ce voyage en coche lui rappela presque celui qu'elle effectuait avant ses missions – si elle omettait la dentelle rose qui lui bouchait la vue. Mais enfin, seule dans l'habitacle, elle pouvait baisser sa garde et goûter une quiétude bien méritée...
Quelques jours plus tard, elle atteignit la Citadelle du Provincial du Chercheur : celle-ci lui rappela l'Échangeoir, avec ses nombreux bâtiments réalisés en bioTech. La plupart des constructions de la main de l'homme nécessitaient des efforts constants pour les entretenir, mais pas celles-ci : au lieu de lutter contre les forces naturelles, elles fusionnaient avec elles, de sorte que le passage du temps ne faisait que les renforcer. Ainsi certains bâtiments utilisaient des fondations en végétation, où chaque racine savamment guidée venait ancrer un peu plus l'édifice ; d'autres se dissimulaient sous des cascades d'eau agissant comme des barrières contre la saleté, et dont la force érosive permettait de remodeler la disposition des pièces ; d'autres encore reliaient ingénieusement le ciel et la terre pour échanger entre courants froids et poches chaudes, modulant la température pour assurer aussi bien le confort des hôtes que l'entretien du bâtiment. Les Citadelles étaient dédiées aux nécessités de l'esprit et au rayonnement de tous les savoirs. C'était le lieu privilégié de l'éducation, que ce soit par l'intermédiaire des Préceptorats remplis de Professeurs émérites, ou de tous les lieux culturels comme les théâtres, les opéras, les bibliothèques, auxquels les Techno-citoyens devaient se rendre un certain nombre de fois par an en fonction de leur statut. C'était également un lieu de partage et d'échange, certes pas au niveau de l'Échangeoir, mais essentiel au niveau local : on trouvait des marchés remplis de colporteurs ayant sillonné tout le Technaume, et venant parfois même des pays voisins ; en se baladant, il n'était pas rare de croiser des groupes discutant à même le sol et sous le ciel, débattant de courants de pensée ou de décrets politiques, voire du sort d'un homme lors de procès publics pour des crimes mineurs. Eldola savourait ce sentiment de nostalgie, comme si pour un instant, elle était presque rentrée chez elle à l'Institut.
Puis le jour fatidique arriva, et elle dut se concentrer sur la réception à venir. Les alliances qui allaient se jouer et se déjouer avaient le pouvoir de sculpter le paysage politique de la Province pour les mois à venir ; un coup de couteau dans le dos ne faisait pas moins mal quand il était fait de mots et non de métal, la seule différence était que l'agonie était plus longue et plus humiliante. Elle devait ainsi veiller à ne pas se faire d'ennemis. James n'avait pas manqué de lui faire un long discours sur les alliances potentielles qu'il aimerait voir contracter pour le troc de la Localité, et Eldola avait une farandole de noms qui lui tournaient dans la tête en attendant de rencontrer les visages correspondants : les Descascadiers, les Desfluvialiers, les Despéléons, les Depalustrat, à nouveau les Desfluvaliers mais dans une autre Région... Mais Eldola avait d'autres soucis plus importants en tête : Friedrich ayant refusé d'organiser une cérémonie pour leur union, c'était aujourd'hui que leur mariage allait être officialisé, ce qui signifiait qu'elle devait absolument convaincre quatre-vingts Administrateurs que tout se passait pour le mieux entre les jeunes mariés.
Heureusement pour Eldola, son époux n'avait pas souhaité faire le trajet avec elle ; il avait préféré la rejoindre au dernier moment possible en voyageant à cheval. Quand elle le vit arriver, il était dans un état plus présentable qu'elle ne l'espérait : James et Barnabé avaient dû s'y mettre à deux, mais ils avaient réussi à lui faire enfiler un gilet gris en soie brodée aux boutons nacrés, ainsi qu'un long manteau bleu foncé aux manches en dentelle ; hormis ses cheveux indomptables et son air de loup en cage, tout était au mieux pour faire illusion. Dès qu'il l'aperçut, il se renfrogna encore plus, et se détourna pour vaguement masquer une grimace de dégoût. L'illusion était parfaite, en effet...
Friedrich monta les marches vers l'entrée, et refusa de s'arrêter pour attendre sa femme. Eldola n'en revenait pas : à croire que la capacité d'impertinence de Friedrich ne possédait aucune limite ! Alors qu'elle l'avait attendu pour qu'ils entrent ensemble, il allait passer en premier sans elle ; soit il n'avait pas conscience de ce qui se jouait lors de cette réception, soit il n'en avait rien à faire, et Eldola ne savait ce qui la terrifiait le plus. Elle devait impérativement le contrôler, et pour cela commencer par se contrôler elle-même ; elle ne comprenait pas comment, mais son cher époux parvenait toujours à viser juste quand il s'agissait de lui faire perdre son calme, à croire qu'il avait pratiqué son impolitesse pendant des années dans le seul but de la torturer. La seule personne qui avait réussi auparavant à l'énerver autant, c'était sa camarade Xianthi lors de sa formation à l'Institut. Et encore, dans ses pires jours...
Eldola emboîta le pas à son mari en luttant contre ses épais jupons et parvint à pénétrer en même temps que lui dans le hall de réception. Comme elle s'y attendait, tous les regards se tournèrent vers eux ; au moins, désormais, ils savaient qu'elle était liée à Friedrich Desfalaisiers. Eldola aurait bien aimé observer à son tour ceux qui la scrutaient, mais elle ne pouvait détacher ses yeux du plafond : des dômes transparents remplis d'eau et de créatures aquatiques surplombaient chacun des salons de réception. La pièce semblait irréelle, avec des reflets colorés qui dansaient dans les airs et sur les convives, au gré de la course du Soleil, des courants aquatiques et des frémissements des membranes des habitants du dôme ; des algues bioluminescentes achevaient d'éclairer les quelques parcelles sombres de leur douce lueur vert-bleu, créant une atmosphère tamisée. Les créatures aquatiques se tournaient autour selon une chorégraphie complexe qui donnait le tournis : certaines n'avaient qu'une fonction purement esthétique avec leurs couleurs vives et leurs formes bigarrées, mais la plupart participaient au bien-être des invités, en emmagasinant puis redistribuant la chaleur, en filtrant l'eau, en renouvelant l'oxygène... Un minuscule mais véritable écosystème dédié au confort de tous les sens, fonctionnant en harmonie avec les invités nageant dans l'air en contrebas. Si Eldola avait été d'abord submergée par cette vision unique, que dire des sons qui lui parvenaient ? Une musique enjouée sans cesse changeante envahissait l'espace, sans pour autant aucun orchestre en vue. Eldola finit par comprendre en observant cette fois-ci la chorégraphie des invités : chaque latte de plancher qu'on frôlait produisait une note harmonieuse ; les invités eux-mêmes étaient transformés en orchestre désynchronisé, pour une composition unique à ce ballet éphémère.
Friedrich ne s'intéressa évidemment à rien de tout cela, ayant sans doute l'habitude de ce salon de réception ; il fonça aussitôt dans un recoin sombre, sans demander son reste. Eldola tenta de le rappeler à l'ordre, puis elle comprit ce qu'il fuyait : des Administrateurs qu'elle ne connaissait pas étaient en train de fondre sur elle comme des rapaces sur une malheureuse souris.
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Sur la Falaise [en réécriture]
FantasíaIl était une fois une belle étrangère qui épousa un prince dans une contrée à la technologie enchanteresse. Sauf que ceci n'est pas un conte de fée : Eldola est une Assassin au service du Technaume de Rai-Lo-Clair, contrainte à un mariage forcé pour...