Prologue (2/2)

3 1 4
                                    

La colline était comme à son habitude balayée par les vents, ondulant au rythme du souffle marin. Aucun arbre ne parvenait à grandir si près de la falaise, car le vent régnait en maître jaloux sur ce morceau de terre élancé vers le ciel et courbait l'écorce même la plus robuste. La falaise elle-même luttait contre les vagues qui gagnaient à chaque reflux un peu plus de terrain, chaque goutte grignotant la roche comme un termite se régalerait d'un morceau de bois. L'écume était vouée à triompher, ce qui n'empêchait pas la pierre de continuer à se dresser fièrement...

Friedrich aimait se promener le long de la falaise. Il aimait sentir les bourrasques tordre ses vêtements, comme si le vent lui confirmait que ce n'était qu'une maigre carapace face à la morsure des éléments. Il aimait s'approcher le plus près possible du bord et jeter son regard sur les écueils décharnés en contrebas. Il se plaisait à imaginer son corps déchiqueté par les rochers et lavé par les flots. Il savourait la rapidité avec laquelle tout son être serait avalé par l'écume et assimilé par le grand océan. Alors il ne serait que quelques gouttes de sang dans une infinité de gouttes d'eau...

⎯ Administrateur ?

Barnabé s'était comme à son habitude habilement faufilé à ses côtés : suffisamment proche pour pouvoir lui parler sur le ton de la conversation, mais suffisamment éloigné pour que Friedrich ne se sente pas dérangé par sa présence soudaine. Sa posture était rassurante mais guindée, sa présence discrète, juste ce qu'il fallait pour indiquer à son employeur qu'il devait lui transmettre un message :

⎯ Il est temps, nous devons nous remettre en route.

Friedrich savait ce qu'il allait annoncer, mais il voulait gagner encore un peu de temps pour pouvoir contempler la falaise. Il la voyait aussi depuis la demeure familiale, mais la vue depuis les fenêtres du manoir ne lui procurait pas cette même sensation de sérénité et de vide. Il se résigna et se tourna finalement vers son Intendant. Ils délaissèrent tous deux la falaise pour franchir le marchepied du carrosse qui les attendait sur la route.

Une fois la portière fermée, on n'entendait absolument plus rien. Plus de houle, plus de bourrasque. Rien que la respiration moite de Friedrich et celle à peine perceptible de Barnabé. Même les chevaux tirant le carrosse semblaient si loin de ce cocon feutré.

⎯ Concernant l'offre de l'Institut..., amorça Barnabé.

Friedrich voulait prolonger encore un peu le silence pour mieux se souvenir des bruits de la falaise. Mais il savait que c'était vain : tôt ou tard, les paroles des hommes l'éloigneraient de ce havre de paix, si bien qu'il perdrait le souvenir de l'odeur de l'eau salée, pourtant si vivace il y avait quelques instants à peine. Il était né homme, et non rocher ; il devait parler, et non retenir l'écume flétrie par les marées.

⎯ C'est décidé, répondit finalement Friedrich. Je vais accepter leur offre. Je vais l'annoncer aux domestiques dès notre retour.

Barnabé resta silencieux. Friedrich s'apprêtait à s'abimer de nouveau dans ses pensées quand son Intendant émit un léger soupir.

⎯ Administrateur, il ne me viendrait jamais à l'esprit de contester vos décisions, cependant je dois vous prévenir : je pense que c'est une mauvaise idée.

⎯ Je sais Barnabé. Je sais. Mais je n'ai plus le choix : je vais sur ma vingt-sixième année, et je ne suis toujours pas marié. Même pour quelqu'un d'aussi peu sociable que moi, cela commence à devenir suspect. Il me faut une épouse, et l'offre de l'Institut est la plus avantageuse que j'aurai : pas besoin de cour, pas de belle-famille à convaincre, même pas besoin d'une cérémonie. Je n'en retirerais pas beaucoup d'avantages politiques, mais qu'importe...

⎯ Certes Administrateur, je ne dis pas que ce n'est pas une idée attirante. Je ne peux cependant m'empêcher de prendre en compte ce qu'on raconte sur les Pupilles de l'Institut.

⎯ Et que dit-on à leur sujet ?

⎯ Que l'Éclaireur est rarement aussi bon sans attendre quoi que ce soit en retour... On murmure que l'Institut de Rai-Lo-Clair serait utilisé pour former des jeunes orphelines au métier de l'espionnage.

⎯ Ridicule, comme toutes les rumeurs.

⎯ Mais s'il y avait une once de vérité là-dedans, Administrateur ? Ce serait tout de même plus prudent de rechercher une fiancée plus ordinaire. Imaginez qu'il s'agisse d'une ruse pour enquêter sur...

⎯ Il suffit, Intendant !

Le ton de Friedrich s'était montré plus sec que son intention. Il prit quelques instants pour ordonner ses idées puis s'adressa plus calmement au vieil homme.

⎯ Il suffit. Si ce que vous dites contient une once de vérité, alors il serait encore plus suspect de refuser cette offre. Je n'ai pas peur de la curiosité d'une jeune femme, soit-elle espionne ou l'Éclaireur en personne. Je n'ai officiellement aucune raison de refuser, alors je ne vais pas perdre mon temps à en inventer une. Je ne veux plus rien entendre à ce sujet.

Barnabé semblait convaincu, ou du moins fit-il semblant de l'être pendant le reste du trajet. Friedrich aurait aimé être lui aussi convaincu par ses propres paroles.

Car après tout, il venait de choisir celle qui serait très certainement sa future épouse. 

Sur la Falaise [en réécriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant