Épilogue

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    On toqua à la porte. Trois grands coups, comme à chaque fois que c'était l'homme qui venait. La vieille dame commençait à avoir l'habitude, malheureusement. Elle avait espéré de toutes ses forces qu'il s'agirait d'un autre Coursier cette fois-ci, mais il semblerait qu'elle était arrivée au bout du temps imparti...

    La brute entra dans sa chambre, poussant une lourde malle qui racla sur le sol.

- Une nouvelle livraison, comme promis.

    La vieille dame frissonna mais ne se retourna pas au son de cette voix nasillarde. Au début, ces livraisons avaient constitué un véritable don de la Nature : depuis qu'elle ne pouvait plus marcher et qu'elle était clouée dans ce fauteuil, elle avait besoin de soins réguliers et onéreux qu'elle ne pouvait évidemment pas se permettre. Même son logement actuel, elle le devait uniquement à la charité de ses anciennes amies... Alors quand on lui avait fait livrer des provisions et des remèdes de manière anonyme, elle avait simplement remercié son mystérieux bienfaiteur de prolonger un peu sa banale existence. Mais elle aurait dû se douter que rien n'était gratuit, surtout pas au Technaume de Rai-Lo-Clair...

- Alors, tu as la lettre, comme promis ?

    La brute s'avançait vers elle, la vieille dame entendait distinctement ses pas lourds marteler le plancher en se rapprochant de son fauteuil. Allait-elle lui dire la vérité ? Comment gagner du temps, de toute manière ? La lettre, elle ne l'avait pas. Oh, si elle était complètement honnête avec elle-même, elle devait bien s'avouer qu'elle avait envisagé de la rédiger. Ne serait-ce que pour éviter la confrontation qui allait venir. Mais alors son regard s'était posé sur le portrait trônant sur son petit bureau. Et alors toute velléité de rédiger le moindre document s'était aussitôt évanouie. Non, elle ne pouvait pas infliger cela au seul homme qui l'avait jamais aimée et traitée dignement au cours de sa misérable existence moralement discutable ; même s'il était mort depuis longtemps, elle se refusait à trahir le moindre secret qu'il avait pu lui confier lors de leurs trop rares moments ensemble. Et tant pis si leur liaison n'avait jamais pu être rendue officielle ! Ce pays ne comprenait rien à l'amour et aux multiples formes qu'il pouvait revêtir...

    Ce qui amenait une autre question, d'autant plus terrifiante : comment l'employeur de la brute avait-il découvert son existence à elle et son lien avec son ancien amant ?

- Je te cause, grand-mère !

     La brute retourna son fauteuil de force, ne laissant d'autre choix à la vieille dame que de contempler sa gueule de voyou édenté et mal lavé. Une vermine de la pire espèce. Évidemment, ce n'était pas lui qui apportait les livraisons au début, sinon elle s'en serait immédiatement méfiée ; non, ce messager de malheur n'était apparu qu'une fois qu'elle avait pris goût aux antidouleurs et au répit qu'ils lui apportaient...

- Alors, la lettre ? Je t'avais dit que mon patron la voulait aujourd'hui.

- Il ne semblait pas si pressé, il y a quelques semaines..., temporisa-t-elle.

- C'est pas tes affaires. Et m'oblige pas à me répéter !

- J'ai du mal à me souvenir... Il me faut plus de temps...

    La brute la gifla avec une violence qui faillit lui arracher la tête ; même son fauteuil recula sous l'impact du coup. La vielle dame porta la main à sa bouche : du sang en coulait par petits filets... Mais paradoxalement, son dos lui faisait moins mal. Peut-être que ce sale gosse lui avait remis les choses en place, qui sait...

- Si tu crois m'impressionner avec ça, il va falloir cogner plus fort jeune homme. On m'a déjà frappée bien plus violemment et à des endroits plus sensibles...

    Elle ne mentait pas sur ce point, même si la finalité était bien différente dans le cadre de son ancien métier. Ici, que ce soit les livraisons soi-disant bienveillantes ou la force brutale, l'objectif était le même : lui extirper ses secrets, c'est-à-dire ceux de son ancien amant.

- Je vais le dire une dernière fois, alors ouvre grand tes esgourdes grand-mère. Où. Est. La. Lettre ?

- Je ne l'ai pas, avoua la vieille dame. Il me faut plus de temps.

- Mon employeur demande pas grand-chose, pourtant... Bon, tu vas l'écrire ici et maintenant, vieille peau. Et plus vite que ça, j'ai pas que ça à foutre de ma journée...

- Non. Tu sais quoi ? Tu peux reprendre ta livraison de malheur et repartir avec. J'arrête. Je ne veux plus de l'aide de ton employeur.

    La vieille dame en avait assez que ce sale gosse lui parle mal. Toute sa vie, des hommes l'avait méprisée, utilisée pour leur propre plaisir, puis jetée comme une malpropre dès qu'elle ne correspondait plus à leurs attentes. Toute sa vie, elle avait tenté de satisfaire leurs moindres caprices, en espérant que cela la mettrait à l'abri. Le résultat ? Elle était désormais vieille et seule, malade et dépendante, sans personne pour penser à elle. Elle pouvait parier que cette sale brute ne connaissait même pas son nom. Ou si c'était le cas, qu'il ne ferait aucun effort pour s'en souvenir. Elle s'appelait Lise, même si la postérité se souviendrait éventuellement d'elle sous son pseudonyme de Lilas. Ah, ce qu'elle avait aimé être Lilas ! Ce nom-là en avait fait rêvé plus d'un en son temps...

    Lise eut à peine le temps de réagir : la brute leva le poing, mais tandis qu'elle couvrait son visage en préparation d'une nouvelle gifle, il s'en prit à son fauteuil. Lise se retrouva au sol, le fauteuil gisant pieds par-dessus tête, et elle ne devait pas être dans un état plus reluisant. Elle tenta de ramper pour s'éloigner de la brute, mais celui-ci la rattrapa prestement et entreprit de la rouer méthodiquement de coups de pieds ; bientôt, Lise n'eut plus une seule partie de son corps qui ne hurlait pas de douleur en gonflant sous les impacts des bottes lestées. Alors que son sang se mélangeait à sa bave et à sa morve sur le sol, Lise eut un éclair de lucidité : elle allait mourir. Et elle n'était pas prête. Elle réalisa que malgré les conditions indignes dans lesquelles elle s'était retrouvée ces dernières années, elle était incapable d'abandonner l'idée de vivre. Elle avait encore besoin de se raccrocher à ce monde, aussi injuste soit-il ; elle avait encore besoin de sentir son corps, aussi rabougri et aigri soit-il. N'était-ce pas parfait, en réalité, la simplicité et la fluidité avec laquelle ses poumons s'emplissaient d'air pour lui permettre d'exister ? Elle avait dû frôler la mort pour finalement s'en rendre compte...

    Elle trouva la force d'articuler entre deux volées de coups :

- Si tu me tues, ton employeur n'aura jamais ce qu'il veut !

    La brute s'arrêta et lui agrippa les cheveux pour la forcer à lever la tête :

- Non, en effet. Mais si tu prends trop de retard, alors tu ne serviras plus à rien. C'était le dernier avertissement, grand-mère : à la prochaine livraison, t'as intérêt à avoir la lettre prête.

    La brute la relâcha violemment, si bien que sa tête frappa violemment le plancher ; le choc finit de l'assommer partiellement. Quand Lise rouvrit les yeux, elle fut soulagée de constater que la brute était partie ; elle fut plus abattue quand elle réalisa qu'elle était toujours au sol et incapable de bouger. Le désespoir s'empara d'elle et lui fit monter les larmes aux yeux : comment pouvait-elle se satisfaire de cela ? Elle allait devoir rester étendue dans ses propres fluides vitaux jusqu'à ce que quelqu'un daigne éventuellement penser à inspecter sa chambre. Son choix se résumait toujours à accepter l'humiliation la plus totale pour survivre ; malheureusement, elle avait réalisé en ce jour qu'elle n'était pas prête à envisager l'alternative. Qu'allait-elle faire à la prochaine livraison ? Allait-elle devoir se résoudre à céder pour prolonger encore un peu ses souffrances ?

    Elle tourna la tête vers le portrait sur son bureau. S'il avait été encore là, tout aurait été différent...

- Je suis désolée..., murmura-t-elle pour l'homme sur le portrait.

    Car elle ignorait pendant encore combien de temps elle serait capable de protéger les secrets de la famille Desfalaisiers...

Sur la Falaise [en réécriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant