Chapitre 15 : Excuses et humiliations (3/3)

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Betsy finit sa tirade en larmes, et pourtant droite et fière et majestueusement furibonde. Paradoxalement, toute colère avait disparu sous quelque forme que ce soit en Eldola, anéantie devant celle légitime de sa Chambrière. Même si elle n'appréciait guère son rôle d'Administratrice, elle avait des responsabilités à assumer. Des dizaines, non des centaines de vie dépendaient au quotidien des décisions qu'elle prenait ou refusait de prendre. Elle en avait presque le tournis en pensant qu'elle était un pivot aussi central dans la vie de Betsy par exemple, qui pouvait se trouver mariée à seize ans et enchaînée à un foyer honni ou libre de réaliser ses rêves les plus ambitieux, tout ça à cause ou grâce à elle... Eldola ne connaissait que trop bien cette sensation : elle aussi avait dû lutter pour se faire une place à Rai-Lo-Clair à la mesure de ses ambitions, et si elle avait pu réussir c'était uniquement grâce à Edgar. Mais il ne l'avait jamais traitée comme quelqu'un d'inférieur : elle n'avait jamais été sa subalterne, mais son élève ; leur force venait du fait qu'ils reconnaissaient les qualités de l'autre et complétaient habilement leurs défauts réciproques. Depuis qu'elle était arrivée sur la falaise, elle n'avait cessé de réfléchir comme un Agent entouré de ses semblables ; mais ces gens n'étaient pas des armes ou des outils, c'étaient simplement des êtres humains avec des rêves complexes et des sentiments chaotiques. Si elle voulait réussir cette mission sur le long-terme, elle devait cesser d'être uniquement un Agent, et accepter d'être aussi une Administratrice, car c'était le meilleur moyen d'exploiter ce pouvoir mis à sa disposition et de contourner ses limites : si elle ne pouvait pas suivre Friedrich ou entrer dans son bureau, peut-être qu'un domestique pourrait le faire ; si elle n'avait pas de piste pour trouver le mystérieux commanditaire, peut-être qu'un autre Administrateur lui en fournirait une. Mais pour cela, elle devait gagner la confiance de ses futurs alliés. Elle avait réussi à se rapprocher naturellement d'Ivan ou de Wilfried au manoir, et du Régional Georges en dehors ; maintenant il était temps d'investir plus de temps et d'énergie pour parvenir à atteindre des personnes plus difficiles à convaincre. L'Assassin ferait son travail en temps voulu, mais pas avant... Eldola se ressaisit et prépara consciencieusement ce qu'elle allait dire à sa Chambrière :

- Vous avez raison Betsy, je suis sincèrement désolée, s'excusa Eldola. La vérité, c'est que je n'ai pas l'habitude d'avoir quelqu'un qui prend soin de moi en permanence, c'est plutôt... embarrassant, de mon point de vue. Et je ne sais rien de ce que doit faire une Chambrière ; vous apprendriez sans doute beaucoup plus ailleurs... Néanmoins, si vous acceptez de rester, je vous propose d'aller voir Barnabé pour qu'il s'occupe de votre formation, car il en sait beaucoup plus long que moi sur la question. Et je dois avouer que j'ai besoin de quelqu'un de sociable pour faire le lien avec tous les domestiques, en particulier Mimi qui manque cruellement de confiance en elle...

- Alors... je peux vous être utile ? osa Betsy.

- Oui, je pense que nous pouvons travailler ensemble, mais pour ça vous devez vous aussi fournir des efforts. Vous êtes volontaire et enthousiaste, mais qu'un chariot soit lancé à pleine allure ou à un rythme tranquille, s'il fonce vers un ravin il finira dedans. Vous devez apprendre à vous contrôler si vous voulez que les gens vous prennent au sérieux. Écoutez-les plus, parlez moins et vous serez surprise du résultat.

- Merci beaucoup Eldola, c'est exactement ce que je voulais entendre ! Euh, pardon, Locale Eldola je veux dire... C'est la première fois que vous me donnez des conseils, j'en suis ravie !

Betsy semblait effectivement extatique : son sourire sincère et enfantin contrastait avec les traces de larmes encore fraîches sur ses joues rougies, mais sa gratitude semblait authentique. Tellement qu'Eldola se sentit quelque peu mal à l'aise... Elle loua encore une fois sa complexion foncée qui lui permettait de dissimuler aisément ses rougissements. Mais pourquoi se sentait-elle si gênée face aux remerciements de Betsy ? Peut-être parce qu'elle n'avait pas souvent eu l'occasion d'accomplir des actes bénéfiques pour d'autres puis de les rencontrer en toute connaissance de cause : en tant qu'Assassin, elle avait sauvé indirectement de nombreuses vies, mais personne n'en avait conscience ou ne savait qui remercier. Mais surtout parce que d'une certaine manière, Betsy lui rappelait Tapka, sa petite camarade à l'Institut, reconnaissante pour les enseignements d'Eldola en cours de combat ; elles avaient la même innocence qui les habitaient bien qu'elles n'aient pas le même âge ni les mêmes origines, et cette candeur débordante avait le don d'irriter Eldola tout autant qu'elle l'attirait. C'était évidemment agréable de se sentir admirée, sinon la flatterie ne marcherait pas aussi aisément sur les êtres humains, mais la jeune femme du Désert avait le désagréable arrière-goût d'avoir usurpé cette gratitude, en ayant finalement commis plus d'erreurs que de bonnes actions... Mais elle avait bien l'intention de se rattraper. Désormais, elle allait fournir une bonne raison à ses domestiques de travailler pour elle, tout comme Edgar l'avait convaincue de devenir un Assassin avec un marché équitable où chacun avait à y gagner.

Sur la Falaise [en réécriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant