Chapitre 1 : Obscurité et justice (1/2)

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Le coche s'arrêta ; la mission commençait enfin. Eldola sortit sans un regard en arrière pour le conducteur, et celui-ci repartit sans lui adresser le moindre mot ; moins on en savait sur les autres Agents, mieux on se portait. La lune luisait faiblement dans le ciel nocturne, avec un mince croissant qu'on peinait à distinguer à travers les nuages. Une nuit idéale pour le travail qu'Eldola avait à faire.

Elle vérifia une dernière fois la disposition de son équipement, plus par habitude que par réel besoin : sa combinaison lui allait à la perfection, épousant et prolongeant chacun de ses muscles avec des nanocristaux rugueux lui faisant comme une deuxième peau écaillée ; elle cligna des yeux plusieurs fois pour vérifier l'adhérence de ses lentilles de contact, collées à ses rétines ; enfin, elle passa en revue chacun des précieux accessoires accrochés à sa ceinture. Pour terminer sa préparation, elle affina la dernière arme à sa disposition : son esprit. Elle ralentit progressivement le flot de ses pensées, jusqu'à pouvoir les contrôler aussi sûrement qu'un Défenseur mène ses troupes à la bataille. Elles faisaient désormais écho aux battements de son cœur et à sa respiration tranquille, parfaitement régulières et maîtrisées. Quand elle ouvrit à nouveau les yeux, elle regardait le monde au-delà de sa propre personne, englobant le moindre frémissement de son environnement dans sa perception. Elle sonda son esprit à la recherche de la plus subtile trace de peur, et comme pour sa colère, elle la mit précieusement de côté ; la peur était un déclencheur essentiel de l'instinct de survie, et elle ne savait jamais quand elle aurait besoin de cette précieuse ressource.

Elle acheva son rituel en tressant ses longs cheveux bruns, puis en les enroulant délicatement au sommet de son crâne. Les Agents s'étaient souvent moqué de son étrange lubie, à refuser de les couper alors qu'ils lui tombaient pratiquement sur les hanches. Mais c'était un ingrédient secret que personne ne pouvait comprendre : elle avait toujours eu les cheveux courts étant enfant, sous prétexte que c'était trop compliqué de s'occuper d'une longue tignasse ; Eldola avait encore des frissons au souvenir de mains empoignant ses maigres touffes et tirant dessus de toutes leurs forces – si on pouvait lui tirer les cheveux, c'était qu'ils étaient trop longs – et saisissant dans la foulée n'importe quoi de tranchant. Depuis le moment où elle avait rejoint l'Institut, Eldola s'était promis qu'elle ne laisserait plus jamais quelqu'un d'autre lui couper les cheveux ou lui dicter ce qu'elle devait en faire. Sa tresse était là pour lui rappeler qu'elle avait autrefois été un être faible et impuissant ; elle était le symbole de son engagement à ne plus jamais le redevenir.

Elle arriva enfin en vue de son objectif. Eldola ajusta ses lentilles à l'aide de clignements pour lui permettre d'y voir comme en plein jour, comme pour un chat ou un loup. Elle concentra ensuite son attention sur l'entrée de la mine : comme identifié par les Agents, il s'agissait de la seule entrée du repaire, et elle était bien gardée. Sa cible devait être là depuis un certain temps, car elle aperçut des baraquements construits à la va-vite abritant un poste de garde ; des hommes y étaient assis, en train de jouer aux cartes et de boire de la bière bon marché pour tuer le temps, tandis que d'autres faisaient des allers-retours depuis l'intérieur de la mine en criant des ordres. Il y avait beaucoup d'hommes, avec beaucoup d'uniformes différents – des troupes de mercenaires engagées en renfort, sans doute – beaucoup de couleurs différentes, beaucoup d'accents différents. Eldola ne pourrait pas entrer par la force ; elle allait devoir ruser.

Elle entreprit de se rapprocher lentement mais sûrement : entre l'obscurité de la nuit, l'ombre des arbres et l'agitation qui régnait, elle ne manquait heureusement pas d'alliés pour se faufiler discrètement. Quand elle se trouva à portée de la clarté projetée par les torches des gardes, elle activa les nanocristaux de sa combinaison : désormais, si elle restait plus de quelques secondes au même endroit, sa combinaison prendrait la teinte de son environnement, tel un caméléon se camouflant par mimétisme. Eldola compléta sa tenue avec une cagoule, elle aussi incrustée de nanocristaux, pour dissimuler son visage.

Elle mit ensuite la première partie de son plan à exécution. Au lieu de se précipiter vers l'entrée de la mine, elle s'introduisit d'abord dans le poste de garde. La tâche n'était pas aisée à cause de l'étroitesse du baraquement, mais heureusement pour Eldola, les hommes étaient concentrés sur leur partie de carte où un véritable petit pactole était en train de se jouer. Laissant les gardes à leurs encouragements et imprécations tonitruantes, elle s'attaqua aux tonneaux de bière qu'ils utilisaient pour se restaurer, et déroba quelques bourses un peu trop remplies qui pendaient à leur ceinture. Tout ce qui lui manquait, c'était une étincelle pour déclencher l'incendie : remarquant qu'un des joueurs trichait, elle lui subtilisa l'atout qu'il avait prévu de jouer au prochain tour et le laissa nonchalamment traîner sur la table à la vue de tous.

Eldola sortit rapidement et revint se dissimuler sous des arbustes pour guetter le résultat de ses manœuvres, qui ne tarda pas à se manifester : une dispute éclata au poste de garde, les hommes de main accusant les mercenaires et inversement ; ne parvenant pas à se faire confiance, et ne pouvant se calmer avec de l'alcool, les hommes s'échauffèrent et la dispute tourna à la bagarre générale. Eldola put s'introduire discrètement dans la mine, tandis que des renforts affluaient pour séparer les joueurs floués.

À partir de maintenant, elle avançait en se basant uniquement sur des spéculations, les Agents n'ayant pas pu s'introduire plus avant dans la mine pour compléter le plan qu'on lui avait fourni. Eldola avança dans un long couloir qui s'enfonçait sous le sol, avant de découvrir plusieurs salles reliées par des tunnels. Elle atteignit enfin une grande pièce rectangulaire, avec d'un côté une immense cellule et de l'autre divers instruments en métal illuminés par des torches. De la cellule s'élevait une odeur insupportable, accompagnée de gémissements à peine audibles malgré la trentaine de corps séquestrés ; c'était donc là que sa cible stockait sa marchandise humaine avec laquelle il s'enrichissait. Eldola avait déjà vu des ventes aux enchères dans le Désert, mais le choc restait le même : les prisonniers avaient tous le regard vide, cessant d'exister quand on ne leur donnait pas d'ordre ou de tâche à accomplir ; la plupart gisaient avachis sur le sol, incapables de réagir à l'agitation pourtant inhabituelle qui secouait la base. Il y avait des hommes et des femmes, des adolescents et des vieillards, tous réduits à une attente servile, car leur vie n'avait plus de sens sans un maître au-dessus d'eux. De l'autre côté de la salle, les instruments luisaient férocement, certaines chaînes cliquetant avec vigueur. Ils étaient faits de technologie très rudimentaire, car la bioTech était difficile à trouver et donc aisée à traquer pour les Agents. Eldola n'eut aucun mal à imaginer à quoi tout cet attirail pouvait servir : elle reconnut avec dégoût des tisons ornés d'un sceau afin de marquer les prisonniers au fer rouge pour leur ôter le peu d'humanité qui leur restait. Eldola avait horreur des tisons et de cette pratique barbare, mais elle maintint sa peur et sa rage hors de portée.

Pas encore. Pas tout de suite. Elle devait encore se retenir un peu. Juste un petit peu.


Sur la Falaise [en réécriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant