Chapitre 18 : Bal et caresses (4/4)

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Friedrich resta silencieux. Eldola s'attendait à une riposte de sa part, mais au contraire, il semblait en proie à un conflit intérieur qu'il ne souhaitait pas extérioriser. Il regarda par la fenêtre du carrosse pendant plusieurs minutes – alors que les rideaux étaient tirés et qu'on ne voyait rien à travers le tissu épais – puis il se tourna à nouveau vers Eldola, l'air exceptionnellement contrit :

- Je... j'ignorais que la situation était aussi grave..., bafouilla-t-il. Mais... vous étiez prête à mettre votre vie en danger pour la Localité ?

- Vous dramatisez, Benedict est incapable de me faire vraiment du mal..., le rassura Eldola en tentant de se rassurer elle-même au passage. Mais oui, j'ai un devoir envers ces gens, et envers vous, et envers Georges, et je prends tout cela très au sérieux.

Elle ne pouvait évidemment pas parler de son enquête sur la famille Desfalaisiers, qui avait été sa motivation principale pour supporter l'humiliation infligée par Benedict. Néanmoins ce qu'elle racontait n'était pas complètement faux : elle faisait vraiment ce qu'elle pouvait pour sauver les apparences, même si c'était pour son intérêt personnel avant tout. Mais n'était-ce pas comme cela pour tout le monde ? Chacun essayant d'avancer sur son propre chemin, faisant ce qui s'imposait pour acquérir une certaine sécurité, tout en tâchant de blesser le moins de gens possible autour de soi, non ?

- Mais... ça ne vaut pas la peine de vous mettre en danger ! insista Friedrich.

- Et au nom de quoi est-ce que ma vie vaudrait plus que celles de dizaines d'autres personnes ? répliqua Eldola. J'ai un devoir, comme chacun au sein du Technaume, et je dois l'accomplir pour que la vie de tous puisse continuer.

En prononçant ces paroles, elle ne pensait pas à son métier d'Administratrice, mais plutôt à celui d'Assassin : elle avait traversé des épreuves bien plus terribles que cet entretien humiliant avec Benedict, et ça l'irritait au plus haut point que Friedrich se permette de juger de ce qui était acceptable ou non pour elle ; si elle voulait risquer sa vie pour améliorer celles des autres et la sienne, qui était-il pour la critiquer ? Sa vie lui appartenait, et le sens qu'elle voulait lui donner également : elle préférait de loin mourir en pleine mission en essayant d'accomplir un acte impossible plutôt que de rester oisivement en sécurité enfermée avec ses propres pensées et souvenirs... Tuer n'était pas un talent dont on pouvait se vanter, mais elle avait de la chance d'en avoir tout de même un, et que cela lui garantisse une vie à peu près respectable, en tout cas bien meilleure que celle qu'elle avait connue dans le Désert. Mais cela, un Administrateur comme Friedrich ne pouvait pas le comprendre. Ou le pouvait-il, avec son regard d'homme du Désert ? En tout cas, il resta un long moment silencieux, à méditer sur les paroles de son épouse. Sans lui lâcher la main.

- C'est à cause de moi, n'est-ce pas ? finit-il par demander.

- Que voulez-vous dire ? s'étonna Eldola.

- Vous avez essayé de me prévenir, et je n'ai pas voulu vous écouter : Benedict s'en est pris à vous parce que je néglige notre relation...

En prononçant ces paroles, Friedrich riva ses yeux gris pâle dans ceux d'Eldola, avec une intensité qu'elle ne lui avait encore jamais vue : il semblait désolé, véritablement accablé. Non pas qu'il ait pitié d'elle, mais il y avait une sincère et brûlante compassion dans ce regard, comme s'il avait voulu revenir en arrière et faire en sorte que jamais rien de la sorte ne se soit produit ; comme s'il voulait aspirer sa souffrance, la faisant sienne pour pouvoir la soulager... Friedrich n'avait jamais ne serait-ce qu'essayé d'atténuer ses émotions, mais jusqu'ici Eldola avait eu droit uniquement à son mépris ou sa colère ; elle ignorait que la compassion était tout aussi puissante, balayant ses certitudes et sa belle assurance aussi sûrement qu'une tempête déchaînée. Elle aurait voulu détourner les yeux, pour se mettre à l'abri et reprendre le contrôle de ses propres émotions, mais elle n'en avait pas la force : elle restait fascinée par autant de sincérité, comme si Friedrich lui avait ouvert les portes de son âme pour un instant et l'avait invitée à entrer pour l'envelopper toute entière de son réconfort. Alors qu'elle avait l'impression qu'elle ne pouvait déjà plus respirer, Eldola eut le souffle encore plus coupé quand Friedrich se pencha vers elle en serrant sa main un peu plus fort ; cette pression devenait une torture, un simple toucher se transformant en un lien puissant par lequel ses émotions se déversaient encore plus en elle.

Sur la Falaise [en réécriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant