Chapitre 13 : Réception et déception (2/2)

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⎯ Que la Raison accompagne vos actions, bienvenue, Locale Desfalaisiers ! Oh oh, que cela fait drôle de dire cela, après toutes ces années où notre cher Friedrich a été si seul ! Je me présente, je suis la Locale Beatrix Delacustrat, et voici mon époux Robert. Nous sommes vos voisins !

Eldola se souvint en effet avoir entendu James lui expliquer que les Administratrices avec qui elle échangerait le plus seraient les Delacustrat et les Desforestiers, membres de la même Région de HuitièmeU ; étant donné que Friedrich n'avait pas songé à organiser des rencontres officielles, c'était l'occasion pour eux de l'étudier de plus près.

⎯ Nous qui croyons que le Local vous cachait parce qu'il avait honte, il semblerait plutôt qu'il ait eu peur de susciter la jalousie chez ses pairs ! s'exclama un homme grand et mince à l'allure fière. Vous êtes d'une beauté saisissante, Locale Eldola.

⎯ Nous avons même douté de votre existence, ma chère, débita d'une voix morne une femme aux yeux bleus blasés et à l'allure quelconque. Aller chercher une épouse à l'Institut, après toutes ces propositions de mariage rejetées, c'était vraiment étonnant, même de la part de Friedrich...

Eldola nota dûment ce détail qu'elle ignorait : elle avait toujours imaginé que si Friedrich était venu chercher une fiancée à l'Institut, c'était par manque d'autres opportunités ; mais voilà qu'elle apprenait qu'il avait en réalité refusé des alliances plus profitables...

⎯ Et voici les Locaux Benedict et Angela Desforestiers, indiqua Beatrix Delacustrat. Oh oh, mais c'est vrai que vous êtes étrangère ma chère, où avais-je donc la tête ! Est-ce que vous parlez notre langue ? Avez-vous besoin que nous nous exprimions plus lentement ?

Eldola se demandait quand les condescendances allaient commencer, mais les entendre formuler avec cette espèce de bienveillance déplacée et maladroite les rendaient presque plus difficiles à encaisser. Elle devait toutefois se montrer patiente, en bonne vitrine de l'Institut.

⎯ Je vous remercie pour votre sollicitude, Locale Beatrix, mais ce n'est pas la peine, cela fait maintenant dix ans que je pratique la langue du Technaume.

⎯ Oh oh, c'est tout à fait formidable, elle parle sans aucun accent ! s'extasia Beatrix. C'est fou les merveilles que peuvent accomplir les Précepteurs avec un jeune cerveau ! Alors, dites-nous tout, comment est venue l'idée de ce mariage si original ?

⎯ J'imagine que la vue de sa future promise a dû influencer la décision de notre cher Friedrich, sourit Benedict d'un air entendu.

⎯ L'Institut s'est occupé de tout arranger, répondit Eldola. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois à mon arrivée au manoir il y a quelques semaines.

⎯ Comment ?! Aucune correspondance ? Pas d'entretien préalable ? Pas même des présentations avec chaperons ? s'étonna Beatrix.

⎯ Et surtout pas de cérémonie de mariage, lança Angela avec son air presque dédaigneux. Friedrich aurait au moins pu nous laisser le plaisir d'organiser des célébrations...

⎯ Susanne aurait peut-être même accepté de revenir, mais rien n'est moins sûr..., soupira Beatrix. Quand je pense que cela fait déjà dix ans que ce cher Eldrich est décédé ! Cet accident était vraiment terrible, tout est allé si vite...

⎯ Y compris l'enterrement, enchaîna Angela. Expéditif, sans aucun invité. Décidément, Friedrich n'est pas enclin à nous laisser la moindre occasion de tuer le temps...

⎯ Il n'a pas toujours été comme ça vous savez, je me souviens encore de quand il était caché dans les jupons de sa mère..., commenta Beatrix. Avant que celle-ci ne devienne complètement folle, bien entendu.

⎯ Vous devez absolument nous raconter votre nuit de noces, ma chère ! s'exclama soudain Angela. Cela fait des années que nous nous demandons ce qu'une femme peut bien ressentir au lit avec Friedrich... J'espère pour vous qu'il est plus plaisant en position horizontale qu'en position verticale !

Eldola n'avait pas prévu que la conversation prendrait un tournant si... direct, pour le dire pudiquement. Loin de se montrer choqués par les propos d'Angela, les autres Locaux attendaient avec impatience qu'elle leur dévoile toute son intimité. L'Assassin était en train de perdre le contrôle : elle ne devait pas les laisser suspecter que rien ne s'était encore passé avec son mari, car si jamais les Conseillers en avaient vent, elle perdrait instantanément le peu de liberté qu'elle avait si durement acquis...

Eldola cherchait un moyen discret de s'esquiver quand un homme plus enhardi que les autres lui saisit la main pour un baiser. Sur le qui-vive, la jeune femme réagit d'instinct et se vit gifler le malotru. Elle s'excusa immédiatement, ne souhaitant en aucun cas vexer un autre Local ; le silence malaisant qui régnait, suivi de révérences profondes et appuyées, lui indiqua qu'elle venait de commettre une monumentale erreur.

⎯ Ainsi donc, voici la beauté sauvage du Désert Gris..., commenta sereinement l'homme giflé. Votre mari doit être ravi que l'Institut ne vous ait pas complètement fait perdre votre tempérament cuisant.

L'assistance rit à ce mot d'esprit et se détendit légèrement.

⎯ Permettez-moi de me présenter : je suis Hugues du Chercheur. Votre nom est Eldola, il me semble ?

Le Provincial. Eldola venait de gifler le Provincial ! Si on excluait l'Échangeoir, il faisait partie des douze hommes les plus puissants du Technaume, et elle venait de lui coller un soufflet indigné pour un baisemain. Eldola se demanda comment rattraper son geste malencontreux ; les Conseillers ne devaient jamais entendre parler de cet incident, sinon son mariage serait dissous dans l'instant et elle serait renvoyée à l'Instructeur Jonathan pour qu'il lui enseigne les bonnes manières...

⎯ Oui, tout à fait, bafouilla-t-elle. Eldola. Desfalaisiers. À votre humble service...

⎯ Si c'est ainsi que vous servez les autres, il me paraît plus sûr pour moi de m'en passer ! se moqua gentiment le Provincial. Desfalaisiers... Dans quelle Région ?

⎯ De HuitièmeU, répondit le plus calmement possible Eldola.

⎯ Je vous en prie, appelez-moi Hugues. Ah oui, ça me revient. C'est donc le Local Friedrich l'heureux époux ? Je comprends mieux votre réaction.

⎯ S'il y a quoi que ce soit que je puisse faire pour me faire pardonner...

⎯ Mon enfant, il n'y a rien à pardonner, vous étiez simplement surprise. Cela faisait bien longtemps qu'une femme ne m'avait pas remis à ma place, cela me rappelle ma folle jeunesse ! Même si je ne serais pas contre savoir que vous m'êtes redevable... Tenez, si vous insistez tant, peut-être pouvez-vous nous improviser un bref discours ? Votre époux pourrait également se joindre à vous, puisque c'est grâce à lui que vous êtes parmi nous.

⎯ Je vais le chercher tout de suite, Provincial... Hugues...

Eldola partit à la recherche de Friedrich pour éviter de s'embarrasser davantage. Elle n'en revenait toujours pas : elle avait giflé le Provincial ! Heureusement, celui-ci semblait d'humeur indulgente, prenant les événements à la plaisanterie. Mais Eldola n'était pas sûre que son attitude soit réellement si détachée : s'il avait l'âge d'être son père, le Provincial était encore un bel homme avec une prestance inégalée chez les autres Administrateurs, et son regard brûlait de la même curiosité à son égard que celui du Local Benedict Desforestiers quelques instants auparavant... Comment décliner les avances d'un homme aussi puissant ? Il pouvait détruire la Localité d'un claquement de doigts, et alors elle serait renvoyée entre les mains des Conseillers, rengorgés de son échec. Qu'allait-elle faire, l'assommer ? Lui trancher la gorge ? Même si elle en était physiquement capable, elle était socialement comme ligotée. La seule personne qui pouvait l'arrêter était précisément celle qu'elle ne trouvait pas. Mais où était donc Friedrich quand elle avait besoin de lui ?! 

Sur la Falaise [en réécriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant