Chapitre 17 : Vacarme et alarme

3 1 0
                                    

Eldola s'empressa d'envoyer une lettre cryptée à Edgar pour l'informer qu'elle avait changé d'avis sur l'enquête. Malheureusement, elle devait désormais attendre sa réponse, afin qu'ils décident ensemble du meilleur plan à suivre. Eldola n'avait d'autre choix que de se montrer patiente, ce qui n'était pas sa plus grande qualité ; autant dire à un animal sauvage de rester tranquille alors qu'il sent un piège se refermer sur lui... Entre-temps, les menaces de Barnabé ne tardèrent pas à être mises à exécution : la nouvelle Administratrice croulait de plus en plus sous ses tâches, tandis que l'efficacité de ses deux domestiques attitrées ne cessait de diminuer.

Comme pour lui rappeler la menace mystérieuse à laquelle elle devait faire face, le vacarme nocturne de Friedrich s'était également intensifié depuis leur altercation. Eldola se sentait frustrée d'être à la fois si proche et si loin de la solution de l'énigme planant sur le manoir Desfalaisiers... Friedrich en était la clé, et ses appartements personnels étaient littéralement en face des siens. Eldola avait bien conscience que si elle était surprise à fouiller l'aile nord, il allait devenir extrêmement délicat de maintenir sa couverture : soit elle trouvait à coup sûr de quoi Friedrich s'était rendu coupable par le passé, soit elle pouvait dire adieu à sa situation actuelle... D'autant plus que la tâche n'était pas si aisée : Eldola ne doutait pas un seul instant que la serrure de l'aile nord puisse lui résister, mais il était difficile de trouver un moment dans la journée où les appartements étaient sans surveillance ; Friedrich s'y terrait la nuit, James y faisait régulièrement des allers-retours imprévisibles dans la journée, et Barnabé n'était jamais loin pour surveiller Eldola et s'assurer qu'elle restait bien à sa place. Et tout ça, pendant que son mari et son Intendant enquêtaient également sur elle... Il devait forcément y avoir un moyen d'accélérer l'enquête !

Par curiosité, Eldola resta éveillée cette nuit-là, se demandant si le vacarme du côté de Friedrich allait cesser à un moment ou à un autre. Et en effet, quand la nuit fut à ses heures les plus sombres, le bruit venant de l'aile nord sembla s'atténuer. Eldola attendit quelques instants, pour voir si son manège allait recommencer ; mais non, le manoir resta silencieux, grinçant nonchalamment sous le souffle de la falaise. Plus elle attendait, plus elle prenait le risque que Friedrich se remette à ses étranges affaires... Elle prit alors sa décision, et se mit à crocheter la serrure de l'aile nord ; si tout se passait bien, son enquête serait terminée dans quelques heures, et elle serait enfin en sécurité. La porte s'ouvrit en grinçant légèrement, donnant accès à un long couloir semblable à celui de l'aile sud. Eldola était déjà venue quelques fois pour discuter avec James, mais elle n'était jamais restée suffisamment longtemps pour observer les différentes pièces. Elle évita la chambre de Friedrich au cas où il se serait endormi. La porte du fumoir au fond du couloir était entrouverte, et la lumière glacée de la lune filtrait à travers une quantité impressionnante de poussière ; Eldola décida d'éviter cette pièce également. Elle observa à travers la serrure de la porte du cabinet de travail, ne vit personne, et entra donc dans la pièce.

La décoration était hideuse et complètement en inadéquation avec ce qu'elle imaginait de la part de Friedrich : Eldola se sentait observée, oppressée par les regards morbides des têtes d'animaux empaillés et ceux ternes des portraits familiaux. Il y avait presque quelque chose de surnaturel qui flottait dans cette pièce, à cause des ombres déformées des cornes de cerf et de chevreuil et des allures fantomatiques des ancêtres de la famille Desfalaisiers. À Rai-Lo-Clair, on ne croyait pas à des forces supérieures à celles de la Nature, n'importe quel phénomène devant se rattacher d'une manière ou d'une autre à la Logique ; mais dans le Désert, Eldola avait entendu des histoires bien étranges qu'elle était bien en mal d'expliquer. Elle ne croyait pas aux esprits qui revenaient hanter les mortels, mais elle se sentait jugée par les portraits suspendus hors du temps. Elle identifia aussitôt le portrait de Susanne, et nota que Friedrich ressemblait à sa mère : ils avaient les mêmes cheveux blonds, et il tenait d'elle une certaine forme de douceur dans le visage. En revanche, le portrait d'Eldrich semblait la défier de trouver la vérité à son sujet : il avait légué à son fils la dureté de son regard clair et transperçant, mais possédait une pose recherchée un rien arrogante qui n'appartenait qu'à lui ; hormis le fait qu'il avait les cheveux châtains au lieu de blond, Eldrich ressemblait à l'identique à son fils. Les autres portraits n'avaient rien de rassurant : au-dessus de celui d'Eldrich, Eldola supposa qu'étaient représentés ses parents, les Administrateurs Viviane et Fritz. Elle avait porté les mêmes robes que Viviane à son arrivée au manoir – effectivement, elles avaient la même morphologie, et l'aïeule de Friedrich avait même eu des cheveux noirs presque aussi longs que les siens ; cependant sa peau était de nacre, ses yeux aussi clairs qu'un ciel pur et elle arborait un air suffisant et aguicheur. Fritz ressemblait beaucoup à son fils et son petit-fils : des cheveux blonds mi-bouclés, des yeux clairs quasiment translucides, et un visage dur où aucune sympathie ne pouvait même se deviner.

Eldola refoula ses impressions et inspecta la pièce. Le bureau massif au centre du cabinet était couvert de documents, mais inutile de les fouiller, car Friedrich n'aurait pas laissé traîner des preuves là où James pouvait les voir. À la place, Eldola se tourna vers la bibliothèque : d'épais livres à la couverture rêche se blottissaient les uns contre les autres, avec pour seule marque distinctive un numéro gravé sur leur tranche. Elle en saisit un au hasard et l'ouvrit au milieu : bien qu'elle ne pût rien déchiffrer clairement, elle reconnut le même type de rédaction que celle qu'utilisait Mimi ; il s'agissait de la comptabilité de la Localité, classée par année ! L'Administratrice n'avait accès qu'à une comptabilité réduite pour surveiller les trocs et les Titres de Gratitude : sur ces étagères reposait toutes les transactions effectuées à l'intérieur et à l'extérieur de la Localité sur plusieurs générations. Une mine d'information potentielle, mais à condition de pouvoir interpréter les additions ubuesques... Eldola allait définitivement avoir besoin de Mimi si elle espérait en tirer des pistes potentielles. Par curiosité, elle chercha les livres de compte des années 572 et 576, soit celles correspondant aux disparitions des domestiques sous l'administration d'Eldrich. Quand elle trouva enfin la bonne étagère, elle fut perplexe : les deux livres de compte en question n'étaient pas là. Tous les autres étaient à leur place, mais ces deux-là manquaient à l'appel. Une coïncidence bien étrange...

Soudain, elle sentit une main attraper sa chemise de nuit et déchirer le tissu en longueur. Elle n'eut pas l'opportunité de réfléchir, ses réflexes prirent immédiatement le dessus : elle se retourna, et dans un même mouvement fluide, elle frappa du pied derrière le genou de son agresseur pour le forcer à s'accroupir, expédia sa main gauche dans sa trachée pour l'empêcher de crier et balança son coude droit à l'arrière du crâne de son agresseur pour le désorienter. L'assaillant tomba lourdement au sol, inanimé avant d'avoir pu tenter une nouvelle attaque. Une fois la situation sous contrôle, Eldola chercha à identifier son agresseur, et ne tarda pas à trouver la réponse : elle venait d'assommer son mari ! C'était bien Friedrich qui gisait à terre, inconscient, mais avec un souffle régulier. Mais pourquoi l'avait-il attaquée en premier lieu ?! Sans doute parce qu'il ne s'attendait pas à la trouver dans ses appartements... Eldola se demanda si elle devait déplacer le corps de son mari dans son lit et lui faire croire à un mauvais rêve ; la bosse qu'il allait arborer le lendemain allait cependant le dissuader de croire à cette hypothèse. Elle reposa immédiatement le livre de compte pour ne pas aggraver son cas, et courut se réfugier dans ses appartements. Elle remarqua enfin que sa tenue était complètement indécente suite à sa confrontation nocturne : tout le flanc droit de sa chemise de nuit était déchiré, dévoilant sa poitrine surplombée de sa cicatrice. Et dire que Friedrich l'avait vue ainsi !

Elle devait impérativement réfléchir pour se sortir de ce mauvais pas, car son petit repérage n'aurait pas pu plus mal tourner... Ce qu'elle ne parvenait pas à comprendre, c'était comment Friedrich avait pu la surprendre alors qu'elle était sur le qui-vive. Friedrich ne pouvait pas entrer sans qu'elle le voie. Donc il n'était pas passé par la porte du cabinet... La seule explication possible était qu'il y avait un passage secret dans le cabinet de travail, permettant de se déplacer sans être vu au sein du manoir, menant potentiellement à l'extérieur. Ce qui expliquerait pourquoi la dernière fois, elle avait vu Friedrich couvert de terre alors qu'il était dans ses appartements... C'était précisément pour avoir ce genre d'information qu'un repérage était utile, malheureusement Eldola avait obtenu ce renseignement à ses dépens. Edgar allait être furieux en apprenant ce qui s'était passé ; en espérant qu'elle soit toujours Administratrice le lendemain...  

Sur la Falaise [en réécriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant