La rencontre

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À peine suis-je levée de mon banc que je croise le visage familier de Sophia-Rose. Elle arrive dans ma direction d'un pas tranquille. Ses yeux, d'un bleu captivant, s'illuminent en me voyant. Elle agite un bras en l'air pour attirer mon attention.

— Aurore !

Je lui fais signe à mon tour en répondant à son sourire communicatif. Comme Lucas me l'a si gentiment rappelé, je ne me suis pas fait beaucoup d'amis sur le campus en deux ans. Mon dévouement est entièrement consacré à mes études. Il n'y a qu'ainsi que je parviendrai à décrocher un boulot stable. Mais Sophia-Rose est l'une des rares personnes que j'ai laissé entrer dans ma vie. Je l'ai rencontrée à un cours de découverte de la poterie que j'ai pris sur un coup de tête en première année. Elle est très vite devenue ma partenaire de travail. En fait, elle se rapproche plus d'une amie que n'importe qui sur le campus.

— Viens par ici ! s'écrie-t-elle une fois à ma hauteur. Comment s'est passé ton été ?

Elle me prend dans ses bras et je lui rends son étreinte avec plaisir. Cette fille est un réel rayon de soleil. Pas un rayon d'été, mais de printemps.

— Pas fou, je réponds simplement en m'écartant. On en discutera plus tard. Qu'est-ce que tu fais ici ?

— J'ai des papiers à déposer. Et toi ?

— Je... je suis venue voir un truc au sujet des logements.

— Toujours dans la même résidence que l'an dernier ? Whitehall, c'est ça ?

Je joue nerveusement avec l'une de mes tresses. Je suis tentée de lui mentir comme à Lucas. J'ai peur qu'en lui révélant ma situation, je me retrouve avec l'étiquette « Aurore la sans-abri ». Il y a plus glorieux comme façon de démarrer l'année. Mais Sophia-Rose est probablement la personne la plus aimable que je connaisse. Elle se laverait la bouche à l'eau de javel avant de juger son prochain ou de faire du commérage intempestif.

— Non, je ne suis pas en résidence cette année, je ne peux pas me le permettre.

L'inquiétude s'assoit sur ses traits.

— Ah, mince... Tu t'es pris un appart ou quelque chose ?

Je secoue la tête et tente un sourire pour garder le sentiment d'échec à distance. Mon sourire n'atteint pas mes yeux.

— Quelque chose, oui... Pas un appart, ce n'est pas dans mes moyens, mais j'ai une voiture, déclaré-je avec prudence, redoutant sa réaction.

Comme je l'ai dit, je savais que Sophia-Rose ne me dénigrerait pas. Pour autant, je n'avais pas anticipé son regard empli de pitié.

— Pour de vrai ? souffle-t-elle en posant sa main droite à plat sur sa poitrine.

J'aimerais tellement pouvoir lui répondre : « mais non, banane ! Qu'est-ce que j'irai faire dans une voiture ? ». Hélas, c'est bel et bien ma vie à présent.

Je hoche la tête, lèvres pincées.

— Merde, ça craint.

Un silence gênant s'installe entre nous. C'est alors qu'une idée germe dans son esprit et illumine son visage.

— Je sais que ce n'est pas grand-chose, mais si tu veux tu es la bienvenue dans ma chambre ce soir. Ma coloc n'arrive que demain.

Une réelle vague de soulagement me traverse le corps. La vérité, c'est que j'ai la trouille à l'idée de me retrouver à la rue. Je suis une femme, après tout. Comme un aimant, je vais forcément m'attirer des gros lourds. Que pourrai-je bien faire quand ça arrivera, moi, seule et sans défense dans ma petite voiture à la ferraille aussi fine que du carton ? Je ne sais pas ce que repousser l'inéluctable d'une nuit va changer, mais j'en ai besoin. Ça me laisse 24h pour accepter le fait que je vais probablement passer le reste de l'année dans une voiture.

Une voiture avec du cachet, certes, mais une voiture tout de même.

— Ce serait avec grand plaisir !

— Super, tu m'attends là ? Je devrais en avoir pour cinq minutes.

— Non, il faut vraiment que je file, j'ai des courses à faire, dis-je en jetant un coup d'œil paniqué à ma montre. Je t'envoie un message !

Sans attendre sa réponse, je m'élance au pas de course à travers la cour, direction l'arrêt de bus.

C'est la folie sur le campus. Le vendredi avant la reprise des cours est LE jour que la majorité des étudiants choisissent pour emménager. Ça laisse le weekend pour faire ses marques et retrouver ses amis, chose que je comprends parfaitement. Mais là ils me barrent la route et ça m'énerve. Ils se baladent tranquillement à la recherche de leur résidence, voire ils laissent leurs valises en plein milieu du passage, au culot.

J'ai les yeux fixés sur l'arrêt de bus au loin quand, soudain, je me cogne contre un obstacle mouvant. Mouvant, et incroyablement dur.

— Aïe !

Je n'ai pas vraiment mal, mais la violence de l'impact me désoriente un instant. Non seulement ça, mais en plus je me suis renversée les restes de mon café dessus. Crotte !

Je me redresse et peste intérieurement contre... l'été. C'est plus simple de rejeter la faute sur cette maudite saison que de regarder mes torts dans un miroir.

— Putain mais fais attention où tu vas, non ?

Je lève doucement la tête, les joues rouges de honte. Mon regard survole un jersey de foot blanc maintenant aspergée de gouttelettes marron, puis il continue le long d'une carrure athlétique, pour finalement se plonger dans les yeux furibonds de mon interlocuteur.

Double crotte.

Je suis momentanément captivée par l'éclat de fureur qui brille dans ses iris noisette. Ses narines palpitent juste une fois, et je le vois contracter les muscles de sa mâchoire carrée. Plus que captivée, j'irai même jusqu'à dire que je suis intimidée. Et je ne trouve rien à dire pour ma défense, même pas un simple « désolée ».

— T'es simplette ou quoi ? s'impatiente-t-il.

Sa remarque me sort de ma torpeur pour me plonger dans une colère vindicative, mais c'est déjà trop tard. Alors que j'écarte les lèvres pour lui exprimer le fond de ma pensée, il a déjà mis deux mètres de distance entre nous. Faute de mieux, et saisie par le désir urgent de riposter, je lui balance mon gobelet vide dessus. Il se cogne contre son dos, aussi puissant qu'une plume, avant de tomber par terre. Et vous savez ce qui est le pire ? Il ne se retourne pas. Il n'a même pas senti mon attaque.

Les lèvres contractées de frustration, j'attends qu'il disparaisse derrière un groupe d'étudiants pour ramasser le gobelet. Après l'avoir jeté à la poubelle, j'inspire un grand coup.

Plus que vingt-six jours avant la fin de l'été.

The love theory [Tome 1/2]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant