Le billard

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— Ça te dit une partie ?

— De ?

Il donne un coup de tête en direction du billard. Un rouquin est assis dessus. Il agite la main quand il voit qu'on le regarde.

— C'est qui ?

— Un pote. Tu sais jouer ?

— Je me débrouille...

Je joue la carte de la nonchalance, même si en réalité je suis plutôt douée. Nous avions un billard comme celui-ci au Drink O'Clock. On jouait presque tous les soirs avec l'équipe après le service. Je ne suis pas un as en la matière, seulement il a bien fallu que j'apprenne un truc ou deux. Question de survie : les perdants devaient nettoyer les toilettes du bar.

— Ok, alors on va pimenter un peu le truc : le perdant devra une faveur à l'autre.

— Je n'ai vraiment pas envie de jouer à tes petits jeux.

— Ça va, c'est juste un billard. Quoi, t'as peur de perdre ?

Il n'y a pas de malice manifeste dans sa voix, mais il a quand même touché un second point sensible : je déteste perdre. Quand par malheur la victoire m'échappe, c'est comme si mon ça, mon moi et mon surmoi se prenaient un coup. Autrement dit, quand je perds, c'est tout mon être qui est touché. Il est évident que Yeux Noisette traiterait mon refus de jouer comme une défaite en soi, et je ne peux tout simplement pas l'accepter.

— Jamais.

Je tourne les talons en accentuant le mouvement de ma tête, de sorte qu'il se prenne mes tresses dans le visage. Je dissimule mon sourire moqueur en pinçant les lèvres.

Je me demande déjà ce que je pourrai lui demander comme faveur. Je trépigne d'impatience à la perspective d'avoir un arrogant servant pour m'apporter mon croissant et mon café le matin ! Quoi que... après réflexion, c'est une très mauvaise idée. Il verrait alors la pauvre Fiat qui me sert de chambre. Je préfère autant éviter que ça se sache.

Non, je lui demanderai juste de me lâcher la grappe.

Arrivés à hauteur du billard, le rouquin jette son gobelet vide sur son ami.

— T'étais passé où, trouduc ? Et il est où Tarik ?

Je prends soudain conscience que je ne connais toujours pas le prénom de Yeux Noisette. Quelque part, je trouve que « trouduc » ne lui va pas si mal.

— J'sais pas, je suis pas sa mère.

— Je vais le chercher, il faut qu'on soit quatre pour jouer.

Yeux Noisette écarte un bras pour lui ouvrir le passage. Dès que la chevelure du rouquin se noie dans la foule, mon adversaire me tend une queue de billard.

— On ne l'attend pas ? demandé-je en refermant mes doigts autour.

— Rylan a la capacité d'attention d'un gamin de cinq ans. Dans deux minutes il nous aura oubliés. Tu veux casser ?

— À toi l'honneur.

Une fois les boules disposées en triangle sur le tapis, il se penche en avant. Il contracte les muscles généreux de ses bras et donne un puissant coup dans la boule blanche, dispersant toutes les autres. Une jaune tombe aussitôt dans l'une des poches. Je me retrouve donc avec les rouges.

— Tu ne m'as pas dit comment tu t'appelles.

— Tu m'as pas demandé.

— Et donc... ?

Il se redresse et esquisse un mystérieux sourire à mon intention.

— Si tu veux le savoir, il faudra gagner.

— Je ne vais pas dépenser ma faveur pour ça ! J'ai autre chose de prévue pour toi.

Il plisse les paupières et me lorgne de haut en bas.

— Je vois... Tu sais, je suis pas un mec facile.

Je manque de m'étouffer avec ma salive. Je rêve où il croit que je veux coucher avec lui ?

— Pardon ?

— Bon ok, dit-il en levant les yeux au ciel. Si t'insistes, ça peut se faire. Chez toi ou chez moi ?

Je cale ma queue contre la table de billard, les joues vides de toute contenance. Je crois qu'il y a un énorme qui pro quo, là. Quand il parlait de « faveur », je ne l'ai pas du tout imaginé dans ce sens-là.

— Euh, on s'est mal compris, je ne... enfin je... tu sais j'ai un copain et...

Je laisse ma phrase en suspens lorsque je remarque qu'il me dévisage, une lueur de malice brillant dans ses yeux. Il se mord la lèvre inférieure pour s'empêcher d'éclater de rire. Si je ne le trouvais pas aussi agaçant, j'admettrais qu'il est mignon avec cette moue.

— Tu te fous de moi, c'est ça ?

— Mmh, acquiesce-t-il en hochant vivement la tête.

— Espèce de...

Je soupire en reprenant ma queue, un discret sourire soulagé se dessinant sur mon visage.

— Mais quand même. Rien de sexuel si tu gagnes, d'accord ?

— Pas pour cette fois, rétorque-t-il avec malice.

Je l'ignore et reprends :

— Et rien qui me mettrait en danger ou qui pourrait ruiner mes études !

— C'est noté.

Du coin de l'œil, je repère le petit rouquin, Rylan, qui revient en courant.

— Mec ! Ta meuf est là !

Avec toute l'indiscrétion du monde, il pointe son index en direction d'une jolie blonde qui salue son groupe d'amies à l'autre bout de la pièce. Elle a de long cheveux lisses et des ballerines noires. Yeux Noisette la dévore du regard, lentement et avec grand intérêt. Je me sens soudain de trop.

— T'inquiète, je l'ai vue. T'as pas trouvé Tarik ?

— Il est en train de pécho dans le hall. Vous êtes sérieux, vous jouez sans moi ?

Yeux Noisette tire dans sa boule et rate le trou qu'il visait de quelques centimètres. Mon regard interrogateur navigue entre lui et sa copine.

— Tu ne vas pas la voir ?

Quand il reporte son attention sur moi, ses yeux brillent toujours d'une lueur affamée.

— C'est pas littéralement ma meuf. Je voulais juste me la faire l'an dernier.

Wouah, charmant ! Je suis trop dégoûtée pour invoquer une réponse, alors je me contente de tirer sur ma dernière boule en grimaçant. Elle rebondit sur la bande et, manque de pot, elle se cogne contre la boule noire qui roule, roule, roule... jusqu'à tomber dans une poche.

Yeux Noisette aspire l'air entre ses dents, l'air victorieux.

— Je vais te faire regretter d'avoir bousillé mon maillot de foot.

Je ne cache pas ma frustration. Au fond de moi, je sais que je n'aurais pas commis une telle erreur si je n'étais pas aussi éreintée. Je n'aurais jamais dû jouer à ce jeu stupide. Mais je l'ai fait, et maintenant je dois en subir les conséquences.

— C'est quoi ta faveur ?

— Tsk, tsk, il faut que je réfléchisse.

Ah, alors s'il doit « réfléchir », je suis tranquille pour le reste de l'année !

Pile quand j'ai besoin d'une échappatoire, je sens mon téléphone vibrer dans la poche de mon short. Mon cœur manque un bond quand je découvre le prénom de Lucas à l'écran.

Eh m...ince ! Qui c'est qui a encore oublié de l'appeler ? 

The love theory [Tome 1/2]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant