Je commence sérieusement à m'ennuyer. Être libre d'aller et venir dans cette maison devrait m'apporter certains avantages. Donc, je sors de ma chambre et descends les escaliers. Et en regardant ces marches en bois, la discussion qu'il a eu avec Viviane me revient en tête. Il m'a interdit d'aller dans l'aile Ouest de la maison. Pourquoi? Est-ce qu'il cacherait quelque chose?
Cette question est complètement stupide.
Bien sûr qu'il cache quelque chose! J'en mettrai ma main à couper. Mais qu'est-ce qu'il cache? Des dossiers confidentiels? Une salle de torture avec des marques de sang frais sur le mur? Pourquoi je penses à ça? C'est absolument horrible.
En arrivant à la dernière rangée de marches, je peux voir, en baissant les yeux, les escaliers qui mènent vers le rez de chaussée. Une employée monte et elle ne me voit sûrement pas parce qu'elle prend les escaliers pour l'aile Ouest. Cette histoire de partie interdite de la maison a piqué ma curiosité.
J'attends qu'elle disparaisse totalement de mon champ de vision et décide de la suivre. Pour je ne sais quelle raison, un frisson me parcours la colonne vertébrale quand le pose ma main sur la rembarde. J'ai l'impression que ce que je m'apprête à découvrir ne va pas me plaire.
— Ruby?
La voix de June me fait sursauter. Je m'arrête au milieu des escaliers pour regarder ma domestique. C'est étrange, elle me regarde bizarrement. Comme si j'étais sur le point de commettre la pire erreur de toute mon existence.
— Où est-ce que vous allez?
— Euh... Une petite visite des lieux.
— Mais il y a tellement d'endroits à visiter ici. Pourquoi pas la bibliothèque, hein?
— Il y a une bibliothèque?
June semble soulagée quand je m'intéresse à la bibliothèque. Ça attise encore plus ma curiosité. Pour l'instant, je ne dois pas faire de vague. Je descends les escaliers et la rejoins pour qu'elle me montre la bibliothèque. Nous marchons bientôt dans un long couloir sombre où des portraits assez effrayants sont accrochés au mur.
— Il en a, des goûts bizarre. Je commente en regardant un tableau sur lequel est peinte une femme qui déchire ses vêtements devant le cadavre ensanglanté de son enfant.
C'est absolument horrible.
— C'est sa mère qui les a peint.
— Ah bon? Tu l'as connue?
— Non. Le maître n'est pas très loquace sur sa famille et Viviane ne veut rien dire.
— Ça ne m'étonnerai même pas si j'apprenais que sa mère était une folle comme lui. Quelle genre de personne saine d'esprit peindrait un truc pareil?
June rit. Je ne comprends pas pourquoi. Habituellement, on n'accroche que les beaux tableaux aux murs. Et pas ceux qui font faire des cauchemars.
— Selon les potins échangés entre certaines domestiques qui ont connues madame Shepherd, elle avait le spleen.
J'en ai entendu parler. Certains artistes du dix-neuvième ou dix-huitième siècle — je ne sais plus trop — trouvaient que la vie était dégoûtante. Ils se mettaient donc à peindre, écrire, et même chanter des choses funestes, sinistres et macabres. Ils avaient le spleen en eux. Cette sorte d'hypocondrie qui les dégoute de la vie. Après ça, le symbolisme est né. Tous les auteurs symbolistes écrivaient des choses lugubres. Absolument répugnant.
C'est peut-être à cause de cette passion étrange de sa mère pour le macabre qu'il est devenu ainsi. L'état mental d'une femme enceinte doit être surveillée, autant que sa santé physique. Sinon l'état mental de l'enfant pourrait en payer les conséquences. Mais maintenant que je me le demande, où sont ses parents?
— Et où est-elle maintenant?
June se tait.
— June?
— Je ne sais pas si c'est vrai, mais...
Elle se rapproche de moi pour pouvoir chuchoter. Avec l'écho de ce couloir, ça ne serait pas étonnant qu'il y ait des oreilles indiscrètes quelque part.
— ... J'ai entendu dire qu'elle s'était suicidée.
Quoi? C'est quoi cette histoire?
— Et ensuite? Je demande, intriguée.
— Vous savez, ce ne sont que des rumeurs que j'ai entendu par-ci par-là. Je ne sais pas si elles sont vraies.
— Peu importe, June.
En voyant ma détermination à toutes épreuves, June me fait signe de la main pour que je me rapproche.
— C'est une vieille employée qui m'a raconté ça. Madame Shepherd était folle amoureuse d'un homme. Mais il ne l'aimait pas et a voulu la faire interner dans un institut psychiatrique. Je ne sais pas comment elle a fait, mais elle est tombée enceinte de lui. Quand elle le lui a annoncé, il ne voulait rien savoir. Il l'a traité de menteuse et même de voleuse.
— Voleuse de quoi?
— Voleuse de sperme.
— Mais c'est dégoutant!
Ma domestique paniqua et fit des signes de ses mains pour que je baisse d'un ton. Désolé, mais c'est quasiment impossible de retenir mes émotions! Surtout si on me dit que ce genre de chose répugnante existe. Je me calme pour qu'elle puisse me raconter la suite.
— Cet homme a finalement fini par épouser une autre femme. Ça a mis madame Shepherd dans une colère noire. Tellement noire qu'elle a réussi à abimer certains meubles. Puis, quand elle a découvert que cette femme avait du mal à avoir un enfant, elle a essayé de les séparer, mais c'était peine perdue. Elle a commencé à peindre après ça. Elle était au sixième mois de sa grossesse. Puis, elle n'a plus arrêté.
Si on met de côté son histoire horrifiante, on pourrait dire qu'elle avait du talent. Les personnes représentées ont l'air vraies. Voire même vivantes. Leur douleur semble presque palpable. J'en ai des frissons, et pas de ceux qui sont agréables.
— Plus tard, madame a accouché. Elle a montré le bébé au père et à sa femme, mais il n'a rien fait. Il n'a fait que la repousser et traiter l'enfant de bâtard.
— C'était Arthur, pas vrai?
— Oui.
— Et ensuite?
— Après sept ans, cette femme à finalement eu un enfant. Le couple était si heureux que ça rendait madame folle de jalousie. Quand elle a vue cet homme prendre son enfant dans les bras et l'embrasser, elle n'a pas pu le supporter. Elle s'est suicidée.
En laissant un enfant d'à peine sept ans derrière? Quel genre de mère est-elle?
— Elle aurait plongé dans un lac pas loin d'ici. Son corps à été retrouvé un jour plus tard. Ce jour-là, le maître avait insisté pour venir avec elle pour — soi-disant — se promener. Ils ont pris une barque et elle a sauté. Le maître ne savait pas nager.
C'est affreux. C'est vraiment affreux. Se suicider devant un enfant, mais quelle idée! Est-ce que c'était son souhait de traumatiser son fils à vie? En fait, je repense à ce que j'ai dit tout à l'heure. J'ai dit que je ne serai pas étonnée si j'apprenais que la mère d'Arthur était aussi folle que lui. En réalité, elle était plus folle que lui. Et j'ai la nette impression que ça a affecté Arthur.
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Pour la Bête
RomanceVous aimez les histoires d'amour impossible? Je suppose que c'est un oui à l'unanimité. Alors, me voilà. Voici mon histoire. J'ai eu la malchance de tomber amoureuse d'un homme qui n'a d'yeux que pour ma sœur. Il pense à elle jours et nuits. À aucu...