Je n'affectionnai pas les hôpitaux. Pour une raison qui m'échappait, un sentiment de malaise et de culpabilité me prenait dès que je m'en rapprochais. Ça grattait l'intérieur de ma tête sans que je ne parvienne à mettre des mots dessus. De mémoire, je n'avais aucun mauvais souvenir en lien avec un hôpital. Ce devait être collectif, l'image même de ces établissements qui, d'accord soignaient, mais renvoyaient des moments négatifs : accident, maladie, mort. Le côté impersonnel et aseptisé n'arrangeait rien.
Je me frottai le crâne, à droite, et grimaçai lorsque mon ongle ripa sur une boursouflure douloureuse. Pas de sang. Pas de croûte. Peut-être un bouton.
Je passai les portes automatiques et, à l'accueil, donnai le nom de mon père pour avoir le numéro de sa chambre. Je préférai prendre les escaliers, plutôt que l'ascenseur. Moins de monde, moins rapide, plus silencieux, presque salvateur. Si seulement ma condition physique était meilleure.
Le couloir semblait s'étendre à l'infini, avec ces nombreuses portes identiques de part et d'autres, pareilles aux cartes soldats du conte Alice aux Pays des Merveilles. Le silence décupla le bruit de mes pas. Réguliers. Lents. Inlassables.
Clac. Clac.
Clac. Clac.
Clac. Clac.
Clac. Clac.
Dans ce décor monochrome où l'impression de ne pas avancer faisait foi, un détail rompait cette spirale ; les numéros de chambres.
B107. B109. B111.
Ils défilaient en rythme, sans un accro, sans une variable. Ils suivaient une constante toute aussi oppressante, pire, à l'image d'un compte à rebours.
B119. B121. B123.
À droite les impairs. À gauche les pairs. Je savais quand m'arrêter. Je connaissais le numéro de chambre de mon père. Et plus les chiffres défilaient, plus le sablier du temps m'écrasa.
B131. B133. B135.
Chaque pas devenait plus lourd. Chaque bruit s'amplifia. Je m'entendais respirer, mon sang fuser dans mes veines, mon cœur battre de plus en plus vite, de plus en plus fort, accentuant encore et encore les autres bruits.
B139. B141. Et enfin, B143.
Devant la porte close, au milieu de ce long et rigide couloir, je m'arrêtai. Je perdis le bruit de mes pas. Et puis tout le reste. Comme si je ne respirais plus. Comme si mon sang se figeait. Comme si mon cœur s'arrêtait.
Devant cette porte close, cette porte blanche, cette porte au numéro B143, je ne vivais plus, je n'étais plus. J'avais l'impression de redevenir le petit garçon que j'étais, des années auparavant, qui pouvait rester planter d'interminables minutes devant la porte close du bureau de son papa. À quand remontait la dernière fois que j'avais franchi cette porte ? Cette immense et imposante porte ? Si lourde et menaçante que même la nuit, je la contournais pour aller aux toilettes. Depuis quand... ?
— Aïe...
Je regardai ma main où sous mes ongles de petits points rouges apparaissaient. Je m'étais gratté trop fort la tête.
— Tu ne rentres pas ?
Je sursautai et me décalai automatiquement de la porte, comme pris sur le fait. Tim ne fit aucune remarque. Il s'arrêta devant moi, de l'autre côté de la porte.
Cette porte qui nous avait toujours séparés.
Elle marquait le fossé entre nous, la différence de valeur que nous portait notre géniteur. Aujourd'hui comme hier et comme demain, cette ligne, cette porte que Tim ouvrait et fermait avec facilité depuis toujours, resterait entre nous. Parce qu'il était le premier d'une femme aimé et que j'étais le second d'une femme de passage. Et ça, rien ne pourra le changer.
— Qu'est-ce que tu fais-là ? retournai-je sans esquisser un mouvement.
Tim et moi nous ressemblions. Tout du moins, nous ressemblions à notre père, ce qui fatalement, nous faisait nous ressembler. Malgré tout, certains de nos traits nous trahissaient : les yeux en amandes de Tim face à mes yeux ronds, la ligne de sa mâchoire plus accentuée, ses pommettes hautes et visibles, jusqu'à sa peau plus banche que la mienne. Nous étions frères sans l'être à cent pour cent et pourtant, nous nous ressemblions parfois plus que des frères de sang pur. Comme pour nous rappeler que nous ne pouvions pas nous ignorer, disparaitre de la vie de l'autre sans que notre reflet ne nous interpelle.
Imperturbable, Tim tira un dossier noir calé sous son bras.
— Travail, dit-il en agitant le dossier. Je peux attendre si tu as quelque chose à lui dire. Il est cohérent et tout à fait apte mentalement même si sa mémoire est parfois difficile. Physiquement...
— Je sais, l'interrompis-je. Tu me l'as déjà expliqué.
Il ne s'offusqua pas mais n'approuva pas non plus mon intervention. Je ne souhaitai pas entendre un mot de plus sur notre père. J'avais déjà reçu son compte rendu par message. Me rabâcher les oreilles avec allait me rendre fou.
Je détournai le regard, trouvant vraiment très intéressant le cadre de la porte – toujours close.
— Si tu n'as rien à lui dire, j'y vais en premier.
J'hochai la tête et reculai d'un pas. Je ne souhaitai pas être vu et qu'on m'impose d'entrer.
J'entamai un demi-tour quand Tim, la main au-dessus de la poignée, m'interpela :
— Attend-moi à l'entrée. Ça ne durera pas longtemps. Tu es pressé ?
Je niai et il me demanda encore une fois de l'attendre. Je lui tournai le dos, décidé à partir, lorsqu'une voix me glaça.
— Timothy. C'est toi que j'ai entendu parler derrière la porte ? Avec qui étais-tu ?
— Personne, papa. Tu as mal entendu.
— Ça m'étonnerait. Et puis...
La suite se perdit au détour de cet infâme couloir. Ce fut comme respirer de nouveau, sentir mes veines se gonfler de sang, entendre mon cœur battre de façon normale. Une main contre le mur, l'autre sur mon torse, j'inspirai et expirai. Je vivais.
Une infirmière, de passage, me demanda si tout allait bien. Je me redressai, le monde m'agressant de sa présence. Le bruit, les odeurs, la vision de toutes ces personnes bien là. Je lui affirmai que tout allait bien et n'osai pas regarder derrière moi si le couloir d'où je venais était réellement vide ou si mon cerveau se jouait de moi.
Je pris mon temps pour rejoindre l'entrée. Il bruinait dehors et même si je n'appréciai pas l'hôpital, décidai de rester à l'intérieur encore un peu. J'observai ainsi le ballet de personnes, entrant et sortant, les infirmières, les internes, les médecins, tout ce personnel allant et venant dans ce lieu de soins, d'espoirs et de tragédies. C'était calme. Rien à voir avec l'unité d'urgence où tout allait trop vite. Assez vite pour sauver des personnes comme mon père. Pas assez pour en sauver d'autres. L'idée morbide que mon père soit chanceux de faire partie de la première catégorie et que je n'en sois pas infiniment reconnaissant me pétrifia. Je n'éprouvai pas assez n'animosité envers mon père pour lui souhaiter le trépas. Jamais je ne le pourrais. À personne. Mais je ne l'aimais pas assez pour me réjouir de la chance qu'il avait eue.
Les portes automatiques s'ouvrirent une énième fois, laissant le vent et le froid s'engouffrer dans le hall. Je frissonnai et manquai l'arrêt cardiaque quand Tim se stoppa à côté de moi.
— On y va ?
Je ne l'avais pas entendu arriver, ni même attendu réellement. Son visage restait lisse, neutre, de ce masque sur lequel tout glissait et où rien ne transparaissait.
VOUS LISEZ
Nos Amours aux Parfums de Glace
Romance« 𝘌𝘵 𝘥𝘰𝘯𝘤 ? 𝘘𝘶𝘦 𝘴𝘶𝘪𝘴-𝘫𝘦 𝘦𝘯𝘵𝘳𝘦 𝘭𝘢 𝘷𝘢𝘯𝘪𝘭𝘭𝘦, 𝘭𝘦 𝘤𝘩𝘰𝘤𝘰𝘭𝘢𝘵 𝘦𝘵 𝘭𝘢 𝘱𝘪𝘴𝘵𝘢𝘤𝘩𝘦 ? » Lee écrit, va à l'université, se moque d'Isaac qui parle à ses plantes d'intérieur, et aide Glen à laver ses cheveux tachés d...