LV

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          À l'orée de la rue principale de la ville, mon père et moi discutons avec légèreté de tout et de rien, profitant de ce moment de calme avant la tempête. Si Le Prince n'a en effet pas déjà terminé de peaufiner les derniers détails de la formule du sort démoniaque, il n'en est pas loin ; et bientôt, nous devrons la réciter autour d'un immense cercle d'incantation au centre duquel les empoisonnés seront placés.
          J'ai une pensée pour le démon aux portes de la mort qui a été amené récemment au palais, et espère de tout mon cœur qu'il tiendra le coup le temps qu'il reste...
          Également, j'espère de tout cœur que d'autres démons n'attendent pas, agonisants quelque part, qu'on les retrouve pour être soignés. Je le rappelle, mais la formule doit contenir le nombre d'empoisonnés. Un seul manque, et ce sera terminé pour cette personne. Nous ne pourrons pas le reproduire avant un moment, car le sort nous prendra bien trop d'énergie selon Amaymon, encore plus que celle qu'il a utilisée pour me transmuter en démon supérieur ; et ce rituel l'avait tant fatigué qu'il a dormi plusieurs heures, ce qui n'était pas arrivé depuis des siècles... Je n'imagine donc pas la nuit que je vais passer après cela.
          Non loin du palais, je distingue une silhouette familière accourir vers nous, et reconnais mon ange déchu, le visage peiné. J'imagine aussitôt le pire :

—    Que se passe-t-il ?! M'écriai-je. C'est le démon en phase finale, c'est ça, il est mort ? C'est trop tard ?!

—    Comment ? dit-il. Non ! Non, rien de tout cela. Tout va bien au palais, je veille sur les autres, j'ai la situation en mains, sois sans craintes...

—    Pour moi c'est justement une raison de l'être, grommelle Amaymon.

—    Alors pourquoi tu affiches cette tête ?! Demandai-je.

En guise de réponse et tandis que la réplique d'Amaymon fut ignorée comme il se doit, Isaac nous regarde succinctement, dans l'hésitation. Les dernières révélations de mon père au sujet de mon petit-ami me reviennent alors en mémoire, comme si elles n'étaient pas importantes au point qu'on les oublie...
          Effectivement, et nous avions d'ailleurs discuté avec Amaymon... Isaac se sent peut-être contraint de me fournir quelques explications, à cause de lui...

—    Oh, Isaac, prononçai-je, tu sais...

—    Ton regard veut tout dire, me coupe Amaymon en s'adressant à Isaac, autant me demander de vive voix de dégager.

—    Eh bien, si tu as compris les mots derrière mon regard, pourquoi es-tu toujours là ?

—    Espèce de sale cafard !...

—    Vous n'allez pas recommencer ! M'écriai-je une fois de plus. C'est pas vrai... Bon, viens avec moi, toi, dis-je en quittant le bras d'Amaymon pour prendre celui d'Isaac. Papa, viens me chercher d'ici une heure chez Isaac, d'accord ? Ou avant, si Le Prince a finit d'ici là... ok ?

Amaymon grogne en guise de réponse, et s'en va vers le palais, tandis que je fais demi-jour avec Isaac jusque chez nous. Une fois à la maison, je m'installe à la table à ses côtés, cependant... troublée face au silence hésitant que me gratifie Isaac, je décide de m'installer sur ses genoux pour le prendre tendrement dans mes bras. Il semble terriblement gêné et craintif...

—    Mon ange déchu... le rassurai-je en posant un baiser dans son cou, gratouillant ses cheveux. Avant que mon père ne me coupe, j'allais te dire que tu n'avais pas à te sentir obligé de tout me dire... Encore une fois, je peux attendre que tu sois prêt. Ne te forces pas, je t'en prie...

—    C'est bien facile, maintenant... ! Dit-il, un brin de colère dans la voix. Après ce qu'il a dit, il est évident que non : je n'ai pas vraiment d'autre choix que de tout te révéler... ! Je ne suis pas vraiment prêt à le faire, mais je refuse plus que tout que tu t'imagines des choses de par mon silence... Je préfère couper court le plus vite possible à tout malentendu.

Je le regarde avec tristesse, sachant pertinemment que s'il en vient à une telle réaction, c'est à cause des miennes... À force de me monter la tête moi-même lorsqu'il refusait de me parler de lui, il lui importe désormais de m'en empêcher aussi tôt que possible... quitte à baisser ses barrières malgré lui, se montrer vulnérable, alors que je sais qu'il n'aime pas cela. Fierté, réserve, pessimisme... Des malentendus nous avaient éloignés l'un de l'autre pendant près d'un mois, et aucun de nous deux n'a plus jamais l'envie de revivre cela. Je lui suis donc reconnaissante de vouloir m'en parler, mais s'il se force... cela n'a plus la même valeur.

—    Nous avons dépassé cela, non ? Demandai-je. Tu ne me verras plus piquer ma crise comme la dernière fois, c'est promis... Je peux oublier ce qu'a dit Amaymon. Ne le laisse pas t'obliger à faire des aveux... Tu n'es coupable de rien, Isaac.

Il relève des yeux luisants vers moi, et inspire entre ses lèvres avant de les poser sur les miennes, approfondissant notre baiser en poussant ma tête contre son visage. Ses doigts viennent s'emmêler dans mes cheveux, et il m'embrasse plusieurs fois sur le visage, avant de poursuivre... :

—    Il n'y a pas que cela, dit-il alors. Une part de moi veut te l'avouer, car ainsi tu sauras tout de moi, et je saurais alors que l'amour que tu me portes est complet, sincère, authentique...

—    Mais mon cœur... il l'est déjà, avouai-je tendrement.

—    Oui, mais ce secret qui plane encore au-dessus de nous, de moi, telle une épée de Damoclès... je ne peux plus le supporter. J'ai l'impression de te mentir. De ne pas te dire qui je suis vraiment, de te tromper, en quelques sortes... J'ai cru longtemps que je serai en paix tant que tu ne saurais rien et que tu garderai cette image de moi, tel l'homme parfait que tu as toujours souhaité. Mais je me découvre depuis peu surpris, car ce secret me torture plus qu'il ne me rassure... Alors, je t'en prie, Mana... laisse-moi t'avouer qui je suis. Qui je fus. Afin qu'il ne demeure plus aucun secret entre nous, et que tu m'aimes réellement tel que je suis. Tu sais, au final... je le fais davantage pour moi, que pour toi.

Ces aveux plus que sincères, émouvants, étirent mes lèvres d'un sourire. Cela me va parfaitement, s'il le fait pour lui. Il est parvenu à me convaincre entièrement.
          Je me lève en lui affirmant que je vais faire du café, et Isaac ne me suis pas dans la cuisine, me laissant m'affairer à son moulin à grains. Je ne discute pas son choix, sachant pertinemment qu'il a besoin de ces maigres minutes seul, pour chercher ses mots, la manière de me révéler son plus lourd secret ; et acquérir, peut-être, le courage qui lui manque.
          Lorsque je reviens un peu plus de cinq minutes plus tard, la mine de mon ange déchu s'est assombrie : les coudes sur la table et les doigts de ses deux mains joints sur l'arrête de son nez, il scrute durement le bois de la table.
          Désirant le réconforter, je m'assieds sur la chaise à ses côtés, que je rapproche cependant le plus possible de lui, afin que nos genoux se touchent sans possibilité de se quitter durant les durs aveux qu'il compte me faire. Je sais que notre contact l'aidera à tenir le coup.
          Isaac abaisse alors une de ses mains pour prendre la mienne, et je l'enveloppe avec amour et apaisement dans mes deux paumes.

—    Peux-tu me promettre que quoi qu'il arrive, après cela, tu ne changeras guère d'avis à mon sujet... ? Que tu continueras de m'aimer, qu'importe ce que-

—    Isaac. Je t'aimerai toujours, le coupai-je avant qu'il ne continue de dire des bêtises. Je te choisirai toujours. Et je te promets de toujours le faire. Rien ne pourra jamais m'empêcher de t'aimer, tu n'as aucune crainte à avoir, je te le jure.

Il acquiesce, la tristesse ne quittant pas son regard... Je sers plus fermement sa main dans les deux miennes, espérant lui insuffler la force nécessaire... Mon ange déchu débute alors le récit de sa vie :

—    Tout a commencé il y a plus de huit cents ans, dans la ville mondaine de Daugherty...

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NDA : les deux chapitres prochains seront des chapitres LV bis et ter. Ce sont des long story (entre 10k et 15k mots), retraçant l'histoire de la vie d'Isaac, d'Alaric en autre aussi. Vous n'êtes en soi pas obligés de les lire, c'est du supplément en fait, et c'est la raison pour laquelle l'histoire principale a pris un peu de retard, je m'en excuse ! Le chapitre LV bis est déjà rédigé, et je suis en train de terminer le ter. J'espère que ça vous plaira !

Cecidit AngelusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant