Cecidit Angelus

XXXII

Isaac

          Je ramasse le dernier livre gisant au sol et le dépose sur la table... pour finir par l'y plaquer violemment. Dieu du ciel, ce qu'elle est obstinée !... Pourquoi fallait-il qu'elle gâche cet instant ? Nous étions bien, tellement à l'aise, mon bien-être était à son comble près d'elle, et non !... Il faut toujours qu'elle se pose toutes les questions de la terre, mordiable !
          Je me laisse tomber sur l'une des chaises entourant la table, exténué. Et ce démon maudit qui surgit, précisément au moment opportun, bien-sûr ! Le voilà qui me l'arrache comme si elle n'était qu'une vulgaire marchandise ! Scélérat !
          Je suis persuadé qu'il est au courant. J'ai la certitude absolue qu'il sait. Je n'ai pas oublié la manière dont il a fixé Mana la première fois qu'il l'a vue, et il a précisément mentionné qu'elle lui rappelait quelqu'un. Ensuite, il est demeuré presque constamment à son chevet toute la semaine, sans la quitter des yeux. Je ne croirai à aucun moment qu'il ignore la vérité. Le fait qu'il ait surgi ainsi comme par enchantement, tel un héros, au moment précis où Mana était en détresse, n'est nullement un hasard ; qu'il cesse donc de me prendre pour le coquebert du village ! De toute évidence, il est parfaitement informé ! Qui sait, il a peut-être déjà tout révélé à Mana...
          Je défère continuellement l'instant où je le confesserai à Satan... Je suis dans l'incertitude totale quant à sa réaction. Ce sera indubitablement l'une des plus majeures révélations que l'Enfer ait jamais connues, et en prenant en compte la situation présente... Satan est préoccupé, nerveux, il pourrait réagir avec une extrême promptitude ; et j'aimerais prévenir toute catastrophe, si ces deux-là en viennent à se quereller. Ils en seraient parfaitement capables, vu le tempérament du fils... !
          Je pousse un soupir... J'aurais bien eu besoin d'une bière en compagnie d'Alaric et de Keith, cela m'aurait aidé à relativiser. Keith aurait su empêcher que je dramatise la situation, en la tournant à la plaisanterie ; et mon frère, quant à lui, m'aurait sermonné d'une manière que j'ai sans doute méritée. Je n'ai toujours pas eu l'occasion de m'entretenir avec lui à ce sujet...
          J'ai le sentiment que je fais tout de travers depuis que je suis libre... J'ai pu regagner mon foyer, auprès de ma famille et de mes amis, et pourtant, je me sens comme distant d'eux. J'ai l'impression que personne ne me comprend, alors que dans mon esprit, tout est si clair et logique ! C'est une vérité : Mana n'aurait jamais dû devenir démon, je ne puis m'empêcher de croire que sa vie humaine a été gâchée. Mais cela n'est imputable à personne d'autre qu'à cet archange... ! Et si elle ne s'était pas obstinée à demeurer au procès alors que je lui avais enjoint de partir ! Elle a enduré de telles épreuves parce qu'elle a souhaité rester à mes côtés... parce que j'ai voulu rester aux siens.
Me voilà bien sot, à rejeter la faute sur autrui, comme à mon habitude. Archange, Mana...? Je me fourvoies... en vérité, c'est moi. C'est parce qu'elle m'a rencontré que tout a basculé dans sa vie, et qu'elle est devenue démon... c'est ma faute. C'est moi qui l'ai rappelée, qui l'ai amenée à revenir aux ruines... c'est moi qui me suis révélé à elle, qui l'ai laissée demeurer...
Je me souviens encore de cette première nuit où mes yeux se posèrent sur son merveilleux visage. Je ne cesserai de me remémorer cet instant où, endormie, mes doigts s'aventurèrent à caresser la courbe de sa joue. Elle apparaissait telle un ange déchu du ciel, presque irréelle. D'une beauté à couper le souffle... Il émanait d'elle une certaine puissance, bien que je susse qu'elle était humaine.
          Il ne restait que trois jours à peine, trois malheureux jours avant que je ne sois libre, il me suffisait de résister durant ces trois misérables jours... ! Mais il a fallu que je cède à l'envie de faire sa connaissance, et voilà que je découvris qu'elle était encore plus fabuleuse et parfaite de cœur que de visage... Et me revoilà piégé, emprisonné, comme avec Lucile... Et elle est morte à cause de mon égoïsme. Celui qui a gâché sa vie humaine, c'est moi, et nul autre.
Désormais qu'elle est parmi nous, devenue l'une des nôtres pour l'éternité, je dois composer avec mon désir pour elle et mes angoisses. Elle est ici, présente, et je ne peux plus la repousser. Elle est là, et je n'ai plus aucune excuse pour ne pas être à ses côtés, bien que j'en meure d'envie. Ô ciel, comme je lutte pour ne pas succomber à l'irrésistible tentation d'être près d'elle chaque jour. Mais comment le pourrais-je ? Je ne suis pas digne d'elle, je ne mérite en aucune manière ce qu'elle pourrait m'offrir. Surtout pas ses sentiments. Je refuse qu'elle m'aime. Je refuse qu'elle aime un être tel que moi, incapable de la respecter convenablement, un être qui a causé tant de mal dans son existence.
Tant que cela sera possible, tant qu'elle le souhaitera, je demeurerai cet homme bon qu'elle apprécie tant. Mais lorsqu'elle désirera aller au-delà des apparences, comme aujourd'hui, et qu'elle s'opposera à mon refus... lorsqu'elle finira par se lasser de moi... je ne la retiendrai pas. Je la laisserai tomber amoureuse d'un autre, préférant nettement cela à m'abandonner aveuglément dans ses bras et lui faire confiance, pour qu'elle me rejette une fois qu'elle connaîtra la vérité sur moi.
          Elle ne saurait être capable de m'aimer en connaissance de toutes les horreurs que j'ai pu commettre dans ma vie. Elle me percevrait alors comme un homme totalement différent de celui que je parais être à ses yeux.  Je refuse de causer sa désillusion. Je garderai mes secrets, pour préserver l'image qu'elle a de moi. Cela vaut mieux.