LIII

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          Après m'être rafraîchis les idées quelques heures au contact de l'air chaud des Enfers, je décide de retourner au laboratoire compléter le sort démoniaque. J'aurais aimé déambuler plus longtemps dans les rues de la capitale : faire du lèche-vitrine et apprécier une pâtisserie accompagnée d'un bon café au coin d'une terrasse m'a indéniablement permis de me ressourcer l'esprit.
          L'envie de proposer à Lilith de retourner aux sources chaudes pour noyer mes dernières humeurs dans l'eau bouillante a bien failli me faire hésiter à revenir au palais, mais je n'oublie pas le devoir qui m'incombe, et l'urgence de la situation. Même si j'en mourrais d'envie, je ne me voyais pas barboter tranquillement dans l'eau et me relaxer quand des démons souffrent et attendent pour un remède efficace. Beaucoup doutent déjà de mes capacités, et prennent ma présence pour de la décoration, je ne veux pas leur donner raison.
          Il est certain qu'il doit être difficile de se sentir rassuré quand la situation est moitié entre les mains d'un démon légitime et reconnu, moitié entre celles d'un autre complètement inexpérimenté et qui apprend tout sur le tas. Le fait qu'Amaymon m'apprenne à maîtriser mes pouvoirs et m'enseigne le B.A-BA du démon est vu comme une perte de temps inconsciente pour certains, un privilège pour d'autre. Je suis vue comme la petite chouchoute d'Amaymon, et je les comprends, alors je ne dis rien ; même si cela m'agace au plus haut point.
          J'ai toujours résisté à l'envie de répondre et de me défendre jusque là, quand Amaymon n'était pas là pour le faire. Le sort est bientôt terminé, maintenant. Peut-être qu'ils reconnaîtront ma valeur au moment où je les sauverai eux et leur famille.
          Je pousse la porte du laboratoire, et passe des yeux fuyants vers Amaymon, debout face à son comptoir de préparation d'antidote, poussé contre le mur longeant les portes.
          Sans dire le moindre mot, je m'assieds à ma place à la table centrale, et continue la lecture de mon parchemin. Une minute seulement doit s'écouler, avant qu'Amaymon ne repose ses fioles et ses ingrédients dans un léger bruit de verrerie. Du coin de l'œil, je vois qu'il me regarde, essuyant ses mains d'un tissu taché.

—    Mana... prononce-t-il alors, et je ne réponds rien...

En plus des derniers événements, je n'ai pas oublié notre dispute. Lui, peut-être bien, et si c'est le cas malheur à lui. Je suis encore d'une humeur de chien.
          Amaymon, face à mon silence, s'approche alors de moi. Il se poste debout à mes côtés, et comprenant que je ne pourrais échapper à notre discussion, je me rabats en soupirant légèrement sur le dossier de ma chaise, regardant mes genoux sous la table. Je n'ai pas envie de confronter son regard. Triturer une pauvre plume d'encre dans mes mains est la seule choses que je trouve à faire.

—    Parle-moi, s'il te plaît. J'ai besoin de... il faut qu'on en parle, sinon je...

Sa voix se remplie à nouveau de tristesse, et il n'y a pas à dire : je déteste cela. Je sais ce démon fort, fier, buté, comme sans faiblesses. Imaginer qu'il a laissé une femme devenir la sienne, que ce démon ; qui ne semble ni rien connaître ou apprécier tout ce qui se rapporte à l'amour, est tombé si follement amoureux d'une humaine, que lorsqu'on lui a prise il aurait pu brûler le monde entier pour la retrouver... me donne envie de fondre en larmes.
          Sa tragédie est la mienne, quelque part... Cette femme, c'était ma mère, et je n'ai même pas pu la connaître à cause de ces humains. Cette colère qui demeure en moi, tel un feu que j'essaie de maîtriser, est en grande partie dû à ce sentiment d'injustice. Et ce sentiment s'est vite mêlé à celui lié à mon propre vécu en tant qu'humaine.
          J'ai vite bien mieux compris les paroles d'Amaymon lorsqu'il disait de ne pas avoir créé le plus grand fléau de l'humanité, par la maladie et le poison. Que ce fléau, c'était les hommes eux-mêmes, envers eux-mêmes. À ce moment, j'ai saisis à quel point il avait raison. Les vrais démons de ce monde, ce sont les hommes. Ce sont ceux qui m'ont pris ma mère, à moi sa fille, et à mon père, son bien-aimé. À cause d'eux, je ne connaîtrai jamais le son de sa voix...
          Une larme perle malgré moi sur ma joue à ces tristes pensées, et Amaymon s'accroupis alors à mes côtés, prenant mes deux mains dans les siennes. Je le regarde : il affiche le même air affligé que moi, bien que lui parvienne mieux à maîtriser sa peine...
          Alors, dans un énième geste, il recouvre mes doigts de sa main, et ferme les yeux.

Cecidit AngelusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant