Chapitre Cinq (Bis), Ou l'humour des Dieux

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***

Au moment même où la gracile silhouette de Marga s'avança, sortant de l'ombre, le cœur de Tillian s'emballa dans une folle cavalcade.

— Espèce de sale pute à lépreux ! avait-elle craché à l'encontre d'une Euridice déjà dévastée par l'affreuse nouvelle de sa grossesse.

Le choc de la vision de son ancienne amante l'avait laissé sans voix.

Sans que le prince ne s'en rende vraiment compte, ses pieds avaient déjà entamé un pas en avant. Mais une main plaquée sur son torse l'empêcha d'engager le second.

— Ce n'est pas le moment de nous faire remarquer, prince, lui souffla Gelt.

Tillian fronça les sourcils, ses yeux sombres plongés dans ceux, plus clairs, de son jumeau.

Gelt, malgré ses origines royales, n'avait pas encore trouvé la bonne manière de s'adresser à son frère. À bien y réfléchir, il n'en avait tout simplement pas la volonté. Il n'arrivait pas à trouver en lui cette graine d'affection qui lui permettrait de faire grandir une réelle amitié entre eux. De tirer un trait sur cette distance qu'il s'était lui-même imposée. Peut-être était-ce dû au fait que Tillian, à sa décharge, était lié à l'homme qui avait commandité son exécution lorsqu'il était nourrisson. Ou peut-être était-ce une jalousie parasite ? Tillian avait été l'élu, celui qui avait été choisi pour monter sur le trône.

Pourtant, Tillian lui avait fait comprendre à plusieurs reprises qu'il ne souhaitait pas que son frère jumeau lui donne du « prince » ou du « Votre Altesse » et le vouvoie. Qu'il souhaitait de tout cœur prendre le trône à ses côtés. Malgré ses marques de respect et d'affection, l'inconscient de Gelt continuait à bâtir un mur entre eux et d'y apposer, chaque jour, une nouvelle pierre. Tillian ne lui en voulait pas et prenait son mal en patience. Car ni l'un ni l'autre ne s'était encore habitué au fait qu'ils étaient de la même famille, même si leurs visages si semblables ne pouvaient tromper personne, pas même eux.

— Tu ne comprends pas, Gelt, c'est...

Tillian s'arrêta avant de parler de « conquête » ou de « maîtresse ». Il avait conscience qu'il n'avait jamais traité aucune femme à sa juste valeur. Qu'il les avait utilisées pour son plaisir égoïste. Comme Marga...

— ... la fille d'un haut conseiller de ma... notre mère. Elle ne devrait pas se trouver ici. C'est impossible.

À son tour, Gelt fronça les sourcils, semblant réfléchir.

— À la manière qu'elle a de couver des yeux notre ennemi, je dirais sans trop de doute qu'elle est passée dans l'autre camp.

— Je ne comprends pas, mon frère.

Dans leur dos, l'imposante masse de Korr s'ébroua, et après un raclement de gorge, parla de sa voix grave :

— Vous vous demandiez par quelle maudite sorcellerie le roi fou avait eu vent de votre petite entreprise ? Vous l'avez devant les yeux et elle porte des jupons.

Tournant la tête de concert, Tillian et Gelt le fixèrent avec surprise.

L'ogre passa sa langue sur l'un des crocs qui dépassait de sa bouche et se redressa, croisant les bras sur son large torse.

— Je crois que je ne me ferai jamais à ces histoires de gémellité chez les humains. Voir vos deux visages identiques me scruter comme ça ? Brrr, ça me fait froid dans le dos.

Les deux frères se jaugèrent un instant avant que Gelt, le regard sombre, reporte son attention sur Korr.

— Tu penses donc que cette fille est l'informatrice de Mhùron ? demanda-t-il.

L'ogre hocha sombrement la tête.

— Oui, ça se tient. Qu'en penses-tu, prince ?

Tillian se retourna vers le centre de l'arène. Euridice faisait face à Mhùron tandis que Marga s'était reculé dans l'ombre, les poings serrés et le visage fermé exprimant une colère si dense qu'elle lui hérissa la nuque.

En effet, cela se tenait. À voir l'expression froide et calculatrice sur ce joli visage qu'il avait chéri quelques mois plus tôt, Tillian ne put s'empêcher un pincement au cœur.

Qu'avait-il fait ?

Car il ne doutait pas un seul instant être l'une des causes de cette trahison.

Il avait joué avec Marga, puis l'avait humiliée avant de tout simplement l'abandonner à son sort.

Il ne se souvenait que trop bien de cette nuit. Celle où il avait présumé être sous le coup d'un sort de séduction. En réalité, il n'y avait jamais vraiment cru - Marga n'aurait pas été femme à user de telles bassesses pour arriver à ses fins - mais il avait trouvé un moyen de tourner la situation à son avantage en se débarrassant d'une amante énamourée devenue encombrante et dont il s'était lassé.

Où était passé la jeune femme gaie, candide et passionnée ? Il ne la retrouvait pas derrière cette façade de sourde colère.

Le cœur du prince rata un battement lorsqu'il réalisa avec effroi qu'il avait créé son propre ennemi, son propre monstre. Sans lui, sans ses actions stupides et égocentriques, la Pierre serait déjà entre les mains du Caladrius.

« Que les Dieux sont cruels, Marga. Qu'ont-ils fait de toi ? Qu'ai-je... fait de toi ? Pourras-tu un jour, me pardonner ? »

Alors qu'il contemplait le résulta de ses actes égoïstes, Marga tourna ses beaux yeux bleu marine vers lui. Pendant un battement d'ailes, la jeune femme passionnée et douce refit surface, un léger sourire au coin de sa bouche fine. Puis la commissure de ses lèvres s'affaissa et son visage se fit dur.

Il avait-il un espoir ? S'il trouvait le moyen de lui parler, pourrait-il la retrouver ? Les aiderait-elle, s'il lui expliquait les enjeux ?

Tillian lui sourit avec douceur. Oui, il essayerait.

Elle rompit leur échange et s'immerga dans la contemplation de son roi. Ce dernier avait posé sa main sur le ventre d'Euridice.

À côté du prince, penchée sur Tahis, Annabelle explosa soudain. C'en était trop. Elle se releva et amorça un pas vers le centre de l'arène. L'elfe, les cheveux poisseux de sang, la retint par le poignet.

— Tout ce que tu vas réussir à faire, c'est te faire tuer ! lui lance-t-il avec force.

— Tu as compris ce qu'elle a fait, n'est-ce pas ? Elle s'est donnée à lui pour nous sauver, Tahis. Elle a offert la seule chose qu'elle avait encore pour qu'on sorte de nos geôles putrides ! Sans elle, je serai morte ! Je refuse de la laisser aux griffes de ce salopard ! Je veux qu'il sache qu'il n'a pas encore gagné. Lâche-moi.

Tahis ne bougea pas. Il plongea ses belles prunelles violines dans celles dépareillées d'Annabelle. Il avait toujours eu un sentiment étrange en fixant la jeune femme dans les yeux. Ne sachant pas lequel regarder.  Comme si chaque couleur cachait en réalité une face différente de sa personnalité.

— Tahis, souffla-t-elle entre ses dents serrées.

Au fond du bleu et du vert de ses iris, il apercevait la flamme ardente de son amour pour Euridice. Annabelle ferait tout pour elle, quitte à se mettre en danger et mourir pour ses convictions. Il comprit enfin à quel point les deux Algaëls étaient liées. Et combien elles importaient l'une pour l'autre. Car dans le regard d'Euridice, il avait aperçu la même flamme.

Il capitula, écartant ses doigts et libérant son poignet.

L'apprentie Algaël se précipita, et en plusieurs longues enjambées, elle arriva sur Mhùron.

Cette fois, c'est Tillian qui dû arrêter Gelt d'une main sur l'épaule pour qu'il ne rejoigne pas sa sœur.

La scène se passa très vite. Annabelle affronta le roi fou, mais se sachant en infériorité, se retira.

Lorsque Silla Mhùron et sa suite sortirent de l'arène, le jeune prince se promis de trouver une solution pour retourner la situation en leur faveur.

Et s'il devait une nouvelle fois briser le cœur de Marga, il le ferait.

La PIERRE de SANG tome 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant