Chapitre Quarante-quatre, Quand l'espoir se noie dans une tasse de thé

765 112 226
                                    

Eyvie fredonnait.

Un air doux et mélodieux que sa voix rauque n'arrivait à rendre qu'en fausses notes et contretemps. Même son métronome improvisé – une vieille pendule en pied collée contre un mur – ne parvenait pas à la faire chanter sur la mesure. C'est probablement un accroc encore moins harmonieux que les autres dans son interprétation qui fit sortir Tahis de sa sieste forcée. La bouche pâteuse et la langue plâtrée, il se dressa avant de se frotter les yeux. Il avait dormi si profondément que la frontière entre songe et réalité ne semblait pas vouloir se couper net, mais qu'elle s'effilochait comme un fil de laine que l'on tire sur un tricot.

Il secoua la tête afin de réarranger idées et pensées confuses.

— J'ai fait du thé. Prenez-en une gorgée, ça vous fera du bien après cette longue sieste.

Eyvie s'était assise à quelques pas de lui, sur une caisse retournée, occupée à bourrer une pipe de tabac. Concentrée sur son ouvrage, elle ne le regardait pas.

— Ne le prenez pas mal, Dame ogresse, mais je vais me passer pour cette fois de vos décoctions.

Un sourire en coin s'épanouit sur le visage à la fourrure rase d'Eyvie et elle reprit son fredonnement. Tahis frotta sa nuque douloureuse ; il s'était écroulé sur sa chaise, la tête basculée sur le côté dans une position aussi incongrue qu'inconfortable.

— Où est Annabelle ?

— Là où elle souhaitait être.

— Hmmm. Était-ce une bonne idée ?

Un bout de paille passé dans la flamme d'une bougie alluma la pipe et l'ogresse en prit une longue inspiration satisfaite. Cette mauvaise habitude, elle l'avait attrapée lorsqu'elle et Martial s'étaient joints à la caravane de marchands itinérants. Elle ne passait plus.

— J'ai appris avec les années à ne pas m'interposer lorsque la petite à une idée en tête, répondit-elle en exhalant une épaisse fumée blanche. Quand elle est décidée, elle peut avoir la délicatesse d'un troupeau de buffles.

— Oui... approuva-t-il en dévisageant Euridice toujours endormie, je connais ça.

— Alors, vous comprenez pourquoi j'ai dû la laisser partir.

Il hocha la tête et se servit finalement une tasse de thé afin de chasser le brouillard qui s'accumulait dans son esprit depuis son réveil.

Le silence reprit ces droits sur l'ancienne citerne, seulement ponctué des fausses notes d'Eyvie et des respirations des deux dormeurs. La chaleur de la boisson lui fit du bien et son goût âcre l'éveilla tout à fait.

Tahis posa les yeux sur le visage serein d'Euridice, son ventre arrondi par ses trois mois de grossesse, la mèche qui lui barrait les yeux et qui voletait au rythme de son souffle régulier, sa poitrine qui se soulevait et s'abaissait en résonnance à sa respiration. Même vêtue de guenilles limées, il la trouvait plus belle que tout ce qu'il avait déjà contemplé.

Lorsqu'elle dormait et que le poids de l'avenir du monde s'envolait de ses épaules, Euridice s'ouvrait et il lui semblait aussi facile de lire en elle que dans un livre pour enfant. À cet instant, elle ne portait plus son masque d'Algaël. Il déchiffrait ses inquiétudes dans les plis au coin de ses yeux, ses faiblesses dans la ride entre ses sourcils, sa force dans le reste de son être. Euridice irradiait de détermination, même en dormant. Son nez parsemé de taches de rousseur se fronça sur une image onirique et il dut mobiliser toute sa volonté pour ne pas tendre la main et lui caresser la joue.

« Me laisseras-tu t'aimer, Më Dwiiyr ? »

Euridice était indépendante, sauvage et impressionnante, pourtant, c'étaient bien ces mêmes qualités qu'il chérissait, métissées à sa soif avide de liberté, qui restaient les principaux obstacles à l'évolution de leur relation.

La PIERRE de SANG tome 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant