Chapitre Trente-quatre (bis), Aux quatre vents

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***

Annabelle s'agenouilla auprès du cadavre de Silla Mhùron. Tremblante.

Son cœur avait raté plusieurs battements, ses paupières battu sans discontinuer – tentant en vain de chasser ce qui ne pouvait être qu'une illusion – lorsqu'Euridice, Vania, Gelt et elle s'étaient enfin extraits du long souterrain après plusieurs croisements sans issus. Laissés en arrière, Tahis et Léné devraient tenter de leur trouver à tous une sortie sans que cette dernière ne soit baignée de sang. Trop avait déjà coulé.

À bout de souffle, poissés de sang et de sueur et dans la pénombre à peine striée de lumière de l'imprimerie désaffectée, ils avaient failli louper le corps étendu près de la trappe. Mais les longs cheveux blancs, dont les pointes se coloraient désormais de carmin, étaient assez marquants et singuliers pour les arrêter net dans leur poursuite.

Face contre terre, les yeux grands ouverts sur une expression de pure surprise, le corps avait pris la position incongrue des cadavres qui ne se soucient plus des lois de la physique ou de la morphologie.

Lentement – comme s'ils devaient pousser contre l'air afin d'avancer –, les doigts d'Annabelle se tendirent vers la nuque du Roi Fou. Elle déglutit, sa salive faite cendre. Ce ne pouvait pas n'être qu'une illusion.

Par pitié.

Les pulsations de son cœur s'accélérèrent encore ; elle n'aurait su dire si c'était l'effet de la peur, ou la frénésie incontrôlable qui s'emparait peu à peu d'elle. Car elle redoutait que Mhùron ne bondisse soudain sur ses jambes et n'éclate d'un grand rire satisfait devant leurs mines déconfites.

Son index et son majeur ne comptèrent aucun pouls.

Elle relâcha la respiration qu'elle n'avait pas eu conscience de retenir en un long soupir qui expulsa bien plus que de l'air.

Silla Mhùron, roi d'Ombria, tyran dément était finalement mort.

Un frôlement sur sa gauche lui indiqua la présence d'Euridice, agenouillée. Derrière ses yeux fixes, Annabelle pouvait aisément deviner le maelstrom d'émotions qui la submergeait, fendant la digue derrière laquelle elle s'était protégée ces derniers mois. Euridice ne dirait pas combien son cœur venait de s'alléger, elle était trop fière pour ça, mais lorsque la main de son apprentie se posa, délicate, sur son genou, son menton trembla. Le temps d'un battement d'ailes. Ce serait l'unique témoignage d'un soulagement mêlé d'amertume.

Se penchant, elle agrippa la veste pourpre du cadavre de Mhùron et le retourna sur le dos. Mais ce qu'elle cherchait n'était plus autour du cou du cadavre.

— Où est Misia Lo Gaï ? s'écria-t-elle d'une voix trop aiguë pour dissimuler la brusque montée d'adrénaline qui venait d'emplir sa gorge.

Avec des gestes brusques – presque acharnés - elle fouilla le corps, le retournant encore et encore afin de s'assurer qu'elle n'avait raté aucune cache.

— Celui qui lui a planté une lame dans le dos s'en serait emparé ? demanda Annabelle au moins aussi fébrile que son mentor. Mais qui ?

— Je ne sais pas.

« Espérons que ce ne soit pas pire ennemi », ajouta-t-elle pour elle-même.

Les mains tremblantes d'Euridice remontèrent jusqu'à son ventre. Là encore, Annabelle ne savait que trop bien ce qu'elle pouvait ressentir. N'en finiraient-ils donc jamais de courir ? Pourrait-elle, un jour, élever son enfant loin de la crainte de voir un nouveau tyran se dresser sur leur chemin, arborant les couleurs rougeoyantes de Misia Lo Gaï ?

— Nous devons partir, fit la voix de Vania dans leur dos. La tête du serpent est peut-être coupée, mais ça n'empêche pas son corps de continuer à onduler. Les soldats ne nous laisseront pas tranquillement repartir sous prétexte que leur roi est mort. Au contraire. S'ils découvrent le corps, ils n'en seront que plus acharnés à nous retrouver et nous faire payer.

— Sans parler de sa fille.

Cette fois, c'est Gelt qui était intervenu d'un filet de voix. Annabelle ressentit toute la tourmente qui envahissait son frère. Tous pouvaient deviner. Car pour ça, ils n'avaient nul besoin de le connaître par cœur. Sa douleur, ses doutes, sa peur suintaient par chacun de ses pores, s'affichaient sur son visage blanc, transparaissaient dans ses épaules en berne, ajoutant à l'atmosphère de mort, une dimension encore plus sombre.

Vania hocha le menton.

— Nous devons sortir de cette forteresse.

— Sans la pierre, il n'en est pas question ! s'exclama Euridice en se redressant tout à fait.

La moustache de Vania frémit de contrariété.

« Tu n'es pas en état de te battre ! avait-il envie de lui hurler. Tu portes un enfant ! »

Malheureusement, il la connaissait trop bien pour le lui dire frontalement. Lui annoncer qu'il voulait l'éloigner pour la sécurité de l'enfant, l'aurait immédiatement précipitée dans les bras du danger. Il aimait tout dans sa sœur de cœur, mais il n'avait pas besoin que son besoin maladif de prouver qu'elle ne dépendait que d'elle-même refasse surface à un tel instant.

S'il avait été certain que cela puisse suffire, il aurait sonné Euridice d'un coup de poing bien senti, l'aurait portée sur son épaule et emmenée le plus loin possible de tout ce marasme infernal. Mais il doutait qu'à son réveil, l'Algaël reste docilement à l'endroit où il l'aurait déposée. C'est pourquoi il choisit de prendre un détour :

— Nous n'avons pas besoin de tous rester sur place, ma fleur. Pars avec ton apprentie. Je peux rester et la trouver. Je suis un passe-muraille, aucun mur ne saurait protéger Misia Lo Gaï contre moi. Tu le sais.

Elle secoua la tête, butée.

— Nous sommes les Gardiennes de la Pierre, Vania. Tu ne comprends pas. La prophétie...

— J'ai été élevé comme toi à ses paroles, je la connais mieux que le visage de ma mère. Laisse-moi la retrouver. Cela ne t'empêchera pas de la remettre au Caladrius, si tant est qu'il existe.

— Tu en doutes ?

Il haussa les épaules, les lèvres pincées.

— Nous avons vu trop de mauvaises choses dans ce monde pour penser qu'un mythe puisse s'envoler avec, ne laissant que la joie et les ours en peluche.

— Je l'ai vu, Vania. Si tu ne crois pas en lui. Crois en moi.

L'un des pouces de l'Algaël caressa doucement la joue de sa sœur d'âme comme un témoignage de la foi inébranlable qu'il avait en elle.

— Sortons d'ici en vie.

La PIERRE de SANG tome 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant