Chapitre Trente-six,Ou comment avoir le mal de téléportation

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***

— J'ai une question, Tahis, commença Léné en scrutant, les yeux rétrécis, l'embouchure mal éclairée du mince couloir à une trentaine de mètres devant eux.

Sur chaque mur, des torchèrent étaient installées à intervalles réguliers diffusant une lumière chaude et ondulante, animant la pierre poreuse d'un jeu d'ombres trompeur. Léné entendait sans la voir, la vingtaine de soldats qui s'organisait dans une série de cliquetis métalliques, protégée par deux coins de mur. Il ferma les paupières et se laissa guider par son ouïe afin de repérer les mouvements de leurs ennemis.

— Angle droit. Un mètre quatre-vingt de haut. À un pied du mur. Dans six secondes, annonça-t-il ensuite à Tahis, mettant en suspens ses interrogations.

L'elfe piocha une flèche dans le carquois qu'il avait déposé en équilibre contre son mollet, l'encocha et visa le fond du corridor selon les indications de Léné. Un râle leur apprit qu'il venait de viser juste. Il se tourna vers l'autre immortel. Les tresses de ses cheveux blonds étaient gorgées de sang et son visage strié d'éclaboussures vermeilles.

— J'espère que c'est important, je suis un tantinet occupé.

Ils étaient postés devant la porte du baraquement des gardes et empêchaient toute sortie vers la salle d'armes et les extérieurs. Piégés derrière leurs propres murs, les soldats tentaient des raids au goutte-à-goutte, mais l'arc de Tahis ne semblait jamais manquer sa cible, qu'elle soit unique ou multiple. Toute attaque massive était impossible, puisque la largeur du couloir ne permettait qu'à deux ou trois hommes en armure d'avancer de front. Et les trente mètres qui les séparaient de la porte, laissait largement le temps à Tahis de tirer trois flèches. Depuis près d'une heure, les soldats ombriens avaient changé de stratégie et ne faisaient plus que de brèves apparitions dans l'espoir d'épuiser le stock de projectiles. Un stock qui s'élèverait bientôt à moins d'une dizaine.

Après avoir dévisagé son compagnon, Léné opta pour la vérité :

— Pas vraiment, mais ça me taraude.

L'elfe essuya son front moite d'un revers de main. « Oh, mais si ça te taraude, l'ami, posons-nous un instant, une bière fraiche à la main pendant que notre amical bataillon de soldats va voir ailleurs si nous y sommes ! » voulut-il rétorquer. Malgré son irrépressible envie de soupirer, les yeux montés au ciel, il se contint.

— Je t'écoute.

— Aimes-tu ton humaine ?

Tahis voulut répliquer qu'Euridice n'était pas son humaine et qu'elle lui crèverait les yeux s'il osait un jour lui dire le contraire, mais préféra répondre sans détour :

— Oui. Depuis que j'ai compris qu'elle n'était pas la source de mes malheurs et que je n'étais pas la sienne.

— Et il ne t'est jamais venu à l'esprit que...

Le petit couteau de lancer qu'il tenait dans la main jaillit hors de sa paume et se planta dans la bouche d'un soldat en train de charger. L'homme tomba à genoux puis bascula, face contre terre. Tahis haussa un sourcil impressionné, tandis que Léné reprenait le fils de sa phrase comme s'il venait de se moucher au lieu de sectionner une moelle épinière à trente mètres sur une cible en mouvement.

— ...c'est le lien qui fausse notre jugement ? Je veux dire... Tu n'as jamais eu de considération pour les humains. Ils sont faibles, mortels, imparfaits, irréfléchis...

— Et sots, impétueux, avides, inconscients..., l'interrompit-il. Certes. Où veux-tu en venir ?

— Nous sommes immortels, ils ne représentent qu'un moment fugace dans notre vie. Un grain de sablier. Alors pourquoi ? Pourquoi... elles ?

La PIERRE de SANG tome 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant