Chapitre Trente-huit (bis), Et la magicienne Veritas

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Louve et Vania n'avaient encore jamais parcouru les longues galeries humides qui matérialisaient les entrailles de la forteresse ombrienne. Ils n'avaient donc aucune idée de la destination vers laquelle les emmenait la princesse d'un pas si rapide que même les longues jambes d'échalas de l'Algaël peinaient à suivre. Eleon, elle, connaissait le chemin par cœur. Son père le lui avait fait arpenter plus de fois qu'elle ne saurait compter. Trop.

Alors même qu'elle était encore de son côté, qu'elle partageait ses idéaux et peut-être même un peu de sa folie, elle avait redouté toutes les fois où il avait fallu passer cette grille. Et plus que tout, elle avait craint ce silence. Celui qui enveloppait chacun des gestes des deux gardes qui déverrouillaient et ouvraient le passage pour l'héritière.

Aujourd'hui encore - plus encore - elle sentait l'appréhension lui nouer les entrailles si étroitement qu'à chacun des pas qui la rapprochaient un peu plus de la porte, elle se sentait défaillir. Seule la présence de Louve et de Vania dans son dos lui fit redresser les épaules et lever le menton afin de porter bien droit le fardeau qui était devenu le sien.

Ils passèrent la grille. L'air se chargea d'un parfum de mort qui lacéra leur gorge comme de longues griffes arquées. Le vieux magicien s'était déjà dressé sur ses jambes maigrelettes et à la lumière des flambeaux crachotants, son visage ressembla à une vieille carte si usée et tant de fois pliée que chaque ride s'y creusait un peu plus profondément. Eleon s'était toujours demandé comment il pouvait vivre ici, devant cette porte, dans l'obscurité, seulement diverti par ses propres pensées. Aujourd'hui, elle se demanda même quel était son nom.

Se postant devant lui, elle attendit qu'il sorte le grand couteau qui servait au rituel pour déverrouiller la porte, mais il resta immobile, ses yeux - d'un marron voilé par une vie dans l'obscurité - braqués sur elle.

— Je dois accéder à la salle, gardien.

— Sans notre roi, cela m'est impossible. Je regrette.

« Mon père est mort. » voulut-elle lui dire, mais en fut incapable.

Une boule de tristesse enfla dans la gorge d'Eleon. Se ressaisissant, elle la contint. Dite à voix haute, cette phrase n'aurait pas plus de pouvoir qu'elle en avait déjà. Son père ne mourait pas une seconde fois. Elle devait affronter sa peine, s'en vêtir et s'en faire une armure.

— Mon père est mort, répéta-t-elle à voix haute.

— Alors cette porte est condamnée. Son sang est l'une des trois clefs.

Eleon serra convulsivement les dents puis se tourna vers Louve.

— Pouvez-vous approcher ?

La reine obtempéra. Lorsqu'elle fut à la hauteur de la princesse, cette dernière attrapa le bas de sa robe taché d'un liquide sombre qui n'avait pas encore eu le temps de sécher. Dans ses yeux, la douleur transparut un instant, puis un masque la camoufla lorsqu'elle tendit le tissu vers le magicien.

— Voici le sang de mon père. Vous avez tout ce qu'il vous faut pour ouvrir la porte.

Le vieil homme secoua la tête, ni malheureux ni désolé ni même touché. Eleon lâcha le tissu qui reprit sa place au bas de la robe de bal de Louve.

— Je vous ordonne de m'ouvrir. Je suis l'héritière au trône ombrien, votre souveraine.

Une nouvelle fois, il secoua la tête.

— Nous devrions peut-être... commença Louve avant que sa phrase ne soit suspendue au râle que poussa soudain le magicien en se pliant en deux.

La PIERRE de SANG tome 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant