La PIERRE de SANG tome 2

Chapitre vingt-six, sens dessus dessous

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Annabelle, dissimulée derrière le pan de mur d'un passage secret, ouvrit la bouche. Mais avant que son hoquet de stupeur n'éclate de sa gorge, une paume s'abattit sur ses lèvres, la muselant.

L'apprentie Algaël ne savait pas si sa soudaine nausée était due au fait de voir Mhùron planter avec hargne une lame dans la chair de sa chair, ou si elle pointait à la vue des larmes qui perlaient dangereusement au coin des paupières du roi. Si une goutte tombait sur Misia Lo Gaï toujours pendue à son cou, ils étaient perdus.

Silla Mhùron vit le cadavre de sa fille s'affaisser contre lui, son front se plaquant contre son épaule. Il déposa sa lame sanglante sur le molleton de la banquette et l'accueillit entre ses bras. Sentant une boule épaisse gonfler au creux de son estomac, il lui caressa doucement les cheveux, laissant libre cours à ses émotions. Cela faisait des années qu'il n'avait rien ressenti d'aussi fort. D'aussi vif. D'aussi vivant. Ce poids dans sa poitrine, il le laissa lentement enfler jusqu'à ce qu'il mouille ses cils. Il n'avait besoin que d'une larme. Une et il n'y aurait plus rien, plus personne pour lui barrer la route.

Eleon comprendrait son choix. Il l'avait élevée de sorte qu'elle fasse toujours passer son devoir avant ses désirs. Le trône avant la famille. Il avait posé sur sa tête une couronne d'abnégation. Oui, Eleon comprendrait qu'elle était un sacrifice nécessaire au bien commun. Elle serait érigée en martyre à une cause bien plus grande. Il ferait chanter des balades vouant sa bravoure et son dévouement. Il lui construirait un sanctuaire au creux de son fief dans lequel chacun de ses sujets viendrait entretenir la flamme vive de sa mémoire.

Il ne serait pas difficile de faire passer sa mort pour un coup d'État fomenté par le trône centralien. Ne désirant plus d'une alliance avec Ombria, la reine aura envoyé un assassin en la personne de son propre héritier. Après qu'il se fut acquitté de son immonde forfait, elle aura pensé que les pouvoirs de son fils lui permettraient de s'échapper de la forteresse et de rejoindre ses côtes sans encombre, mais c'était sans compter sur la puissante magie de leur roi qui avait arrêté l'assassin avant qu'il ne s'échappe. Il était malheureusement arrivé trop tard pour sauver son enfant, et le regretterait le reste de sa vie. Une belle histoire et un plan qui ne souffrait d'aucune faille. Le prince Tillian serait exécuté publiquement pour son meurtre.

Un frisson d'expectative parcourut l'échine de Silla Mhùron.

Après ces sombres événements, son peuple resserrerait ses rangs et s'unirait autour d'une rage et d'un but communs : anéantir ceux qui avaient assassiné leur princesse. Et lui élèverait son héritier à naître dans le souvenir de sa sœur, sacrifiée sur l'autel de l'humanité.

Non, Eleon Arae Mhùron, magicienne de Haut Rang et princesse d'Ombria n'était pas morte en vain.

Les va-et-vient de ses caresses cessèrent. Les bagues qu'il portait en nombre sur sa main gauche venaient de se coincer dans l'épaisse chevelure de sa fille. Il tira pour les en déloger et l'ensemble vint avec. Sous ses yeux écarquillés par la perplexité, les cheveux blancs d'Eleon glissèrent le long de son corps sans vie et se répandirent sur le dallage sombre du petit salon comme du givre sur un tapis de mousse. Sous ce qui était de toute évidence, une perruque, des cheveux brun coupé court, chatouillèrent le menton du roi. Dans ses yeux asséchés, la perplexité laissa place à une rage écumante. Il se redressa si brusquement que le cadavre qu'il berçait contre son torse bascula sur le sol comme un pantin sans ficelle.

— Enoùk ar'baryïtt assam el'Ob Kä ez ! cracha-t-il.

Entre ses lèvres et ses dents serrées, son incantation sonna comme une injure.