Partie 3

152 32 1
                                    

La démarche bien rythmée et cadencée de Carlie mettait Justin dans un de ces états… Avec regret, il haussa les épaules, puis se donna une petite tape sur la cuisse.
- Sors de ta torpeur Justin ! Se dit-il à lui-même en jetant un dernier regard vers les deux jeunes filles qui s’éloignaient comme si de rien n’était.
Il s’éloigna à son tour en marchant l’air penaud. Longeant, la rue derrière le Stade Sylvio Cator, marchant sans destination précise. Une marchande de pistache (arachide) s’arrêta à sa hauteur pour lui offrir son produit, mais le jeune homme refusa d’un signe de la tête. Il pensa un moment à passer à la Bibliothèque Nationale, de quoi avoir la chance de la croiser et même investiguer sur Carlie. Mais il changea d’idée, il avait mieux à faire, ses journées étaient déjà si surchargées, il ne pouvait se permettre de quitter son travail pour partir à la recherche d’une inconnue, qui s’en foutait de lui de toute façon. Et il avait déjà une fille dans sa vie, elle l’aimait cette fille. Saradjie. Elle est une belle femme, intelligente, avec beaucoup d’humour. Elle comprenait ses blagues et elle lui en faisait de très belles certaines fois. Elle est de ces filles qui savent un peu de tout sur tout. Politique, science, sport, cinéma, musique, etc. Saradjie a son opinion sur tous ces sujets, c’est un pur délice de discuter avec elle. Elle est une amie, une camarade, une sœur, une amante, elle est tout quoi ! Mais diable, pourquoi cette Carlie le troublait autant ? Pourquoi l’image de Saradjie s’estompait aussi rapidement ? Pourquoi Carlie prenait soudain toute la place ?
L'homme a cette fâcheuse tendance d'être attiré par ce qui lui échappe, et cette fille intrigante tourmentait Justin. Il se remémorait la scène et se demandait qu'est-ce qu'il avait raté ? Au moins il avait fait le premier pas, mais il avait quand même échoué. Lorsqu’on est habitué à gagner facilement les bonnes grâces des filles, on peine à endosser une défaite aussi cuisante. Il se torturait l’esprit. Il remettait tout en question, son approche, sa façon de s'habiller. En pensant à cela il s'approcha du rétroviseur d'une des voitures qui était garée presqu’au milieu de la route pour vérifier ses habits de ce jour-là. Rien ne clochait. Il reprit son chemin tout en se remémorant son acte de tout à l’heure. Il avait été un peu brutal et plutôt téméraire. À cette pensée, il sourit en se passant une main sur le visage pour caresser doucement sa barbe naissante. Il héla un taxi qui passait, demanda à se rendre à la Direction Générale des Impôts (DGI), le chauffeur accepta, il monta et il se perdit encore dans ses pensées. Il essayait de comprendre ce qui venait tout juste d’arriver. Il parlait à lui tout seul tout bas :
- C’est quoi ce truc de hasard ? se demanda-t-il.
- Je n’aurais pas dû l’aborder ; jamais je ne me serais fait ridiculiser ainsi. J’avais bien l’habitude de la voir, cette Carlie.
- Je me souviens bien, je la regardais descendre de la rue dans son uniforme d’écolière, lorsque je venais passer la semaine chez ma tante à Lamantin 54. Elle n’était pas du genre souriant cette fille, elle ne s’arrêtait jamais pour discuter avec les garçons du quartier qui la sifflait. Elle était ronde, son corsage était toujours trop grand pour elle, mais cela n’enlevait rien à son charme, car on pouvait deviner ses courbes tentantes, se remémorait Justin.
- Je ne lui avais prêté aucune attention particulière à cette époque. Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi maintenant ?
- Et puis ce n’est qu’un numéro de téléphone ! Pourquoi en faire tout un plat ? Et son amie-là, c’est quoi son problème ? réfléchissait Justin.

Arrivé sur la cour de la Faculté des Sciences Humaines, rapidement Carlie se faufila dans le hangar bourré d’étudiants. Heureusement ce professeur n’était pas du genre à faire le traditionnel appel de présence. Mais il ne faut surtout pas se faire prendre rentrant en douce, sinon ce vieil oiseau vous cueillera avec une remarque acerbe ; vous voudrez alors rentrer vingt pieds sous terre pour vous cacher des rires moqueurs des autres étudiants. Elle resta à l’écart, au fond dans un coin de la salle, elle n’aimait pas attirer l’attention, elle détestait se faire remarquer. Elle avait une heure et demi de retard, mais le professeur n’avait pas vraiment commencé son cours. Ils discutaient sur l’avenir de la session académique à la faculté à cause des manifestations contre le président montant qui s’intensifiaient ; puisque maintenant des groupes d’étudiants à la faculté ont décidé de prendre part aux manifestations.
Le professeur ferma le débat et entama son exposé magistral sur l’économie politique. Un sujet intéressant pour une fois pensa Carlie. Elle sortit son cahier et sa plume, se prépara pour suivre assidûment le cours. C’est à ce moment que Mirabelle, fit son entrée par la porte de devant. Son amie s’en fichait totalement des commentaires pimentés du professeur, et elle prenait plaisir à le provoquer.
- Presque deux heures de retard Mlle Mirabelle, c’est votre dernier exploit en matière de retard dans ce cours, vous m’entendez ? cria le professeur en regardant Mirabelle en dessous de ses lunettes.
- Oui professeur, ne vous inquiétez pas ! J’ai atteint mon quota de retard pour votre cours, j’en suis consciente. Répondit-elle sur un ton enjoué tout en s’asseyant près de Carlie.
- Tu aurais dû passer par derrière comme moi, réprimanda tout bas celle-ci à son amie.
- Je sais, mais je n’avais pas envie. Tu as quoi pour grignoter dans ton sac, j’ai faim ! répliqua Mirabelle tout en s’emparant du sac de son amie.
- J’ai des biscuits au beurre de ma mère.
- Super ! j’adore les biscuits de ta mère. Elle devrait ouvrir un petit commerce, même si je sais qu’elle n’en a pas vraiment besoin.
- Tais-toi !
- Quoi ?
- Arrête de parler la bouche pleine. Tu m’envoies des miettes.
- Hé ! Ce Justin de tout à l’heure n’est pas si mal. Tu aurais pu lui passer ton numéro, tu sais ?
- Quoi ?! Mais tu as été la première à t’opposer à lui !
- Oui, parce que je sais que tu aurais dit non, comme d’habitude…Alors, je l’ai dit à ta place.
- Sérieusement…Tu aurais pu me laisser répondre quand même, maugréa Carlie.
- Hé ! Mais elle était intéressée l’insensible Carlie, dit Mirabelle d’un air taquin. Il t’a bien tapé dans l’œil hein ? Insista-t-elle.
Carlie foudroya Mirabelle du regard.
- Depuis quand je m’entiche des inconnus ?
- Moi, il m’a bien fait de l’effet. Avoua Mirabelle, sans vergogne, en sortant un poudrier de son sac à dos. Et de plus sa bravoure m'a plutôt épatée. Il semblait sincère dans sa requête.
Carlie poussa un soupir exaspéré.
- Tu ne rates jamais une occasion toi ? Essaie au moins de te concentrer sur le cours pour une fois.
- Pas du tout ma chère ! Cette vie est bien trop courte pour laisser filer les bonnes opportunités. Et tu sais bien que j’ai une capacité de synthèse extraordinaire, je n’ai pas besoin de trop me concentrer sur ce que le professeur dit ; je lirai quelques notes de Carl le studieux et je retiendrai l’essentiel de ce que je dois savoir.
Piquée au vif, Carlie roula des yeux.
- De toute façon, il ne m’intéressait pas du tout.
- Cause toujours ma grande, ironisa son amie en se raclant bruyamment la gorge, attirant pendant quelques secondes le regard de quelques curieux. Visiblement elle ne la croyait pas.
- Mira s'il te plait, tu veux bien arrêter avec cette histoire ?
- C'est bon, lâcha la jeune fille, comme si elle se rendait après avoir perdu une bataille.
Cette dernière remit en catimini un peu de rouge à lèvres avant de ranger ses affaires au fond de son sac, et embrassa son amie. Carlie se dégagea de son étreinte l’air morose. Soudain, un sentiment de vide l’emplissait, elle se sentit seule, tellement seule. Elle se demanda pourquoi elle est venue avec cette question du hasard ; Justin semblait être un bon garçon et il était bel homme. Il était de très grande taille, car malgré les 1m 75 de la jeune fille, elle devait lever la tête pour pouvoir voire son visage. Il était noir, de longue jambe, ses doigts si fins et sa paume si douce : Carlie ne gardait paradoxalement qu’un souvenir agréable de ce moment où, désespéré, il avait empoigné son bras. Sa poitrine très large, et son sourire rassurant invitait à venir se blottir contre lui ; mais il n’était pas du genre musclé. De son visage, elle se rappela ses sourcils touffus et son nez aquilin. Oui c’était un bel homme, mais ça ne suffit pas, se dit brusquement Carlie pour sortir de sa rêverie. Elle regarda sa coquette d’amie, Mirabelle, elle lui en voulait pour lui avoir empêché de répondre par elle-même à Justin. Puis de lui jeter à la figure qu’elle aurait refusé.
- Aurais-je vraiment refusé ? Suis-je aussi inaccessible ? Qu’aurais-je eu à perdre si j’avais accepté ? se demanda-t-elle.

Kaléidoscopie d'une vieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant