Partie 27

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Elle quitta rapidement le complexe de Clercine, et se rendit à la station des petits bus « Pappadap » pour Portail-Léogâne. Son parcours était simple : une première course lorsqu’elle prendra un « Pappadap » de Clercine à Portail-Léogậne, et une deuxième course de Portail-Léogậne pour Carrefour, chez elle. Une première rafale de pluie était déjà passée lorsqu’elle était avec David. Il était 16 : 30 quand elle arriva et la station était remplie de détritus, une boue gluante et pleine de marchand/es avec toutes les espèces de marchandises. Elle ne savait pas où se mettre les pieds, elle avait l’impression de déranger, elle était obligée de se déplacer constamment pour laisser passer, car elle gênait et elle se sentait gênée. Peut-être 10 à 20 minutes plus tard, elle réussit à se crocheter à la porte d’un « Pappadap », se faufiler sous les aisselles d’un homme pour s’asseoir. Sa jambe gauche à l’abri de la pluie en dedans, sa jambe droite dans le froid un peu glacial dans la pluie dehors. Elle partageait cet espace restreint du pas de la porte avec deux autres passagers, qui préféraient se pendre à bâbord du vaisseau. Et leur vaisseau coulait rapidement sur les flots quand soudain il s’arrêta net. L’embouteillage commençait.
En penchant un peu la tête à travers sa fenêtre, un passager derrière elle vit l’interminable file de voiture et cria : « Chauffeur ! Si tu m’avais écouté tout à l’heure et que tu avais pris la route de l’intérieur, nous ne serions pas dans cet embouteillage monstre ! »  Celui-ci ne se rendait pas compte que si le chauffeur l’avait écouté, Carlie serait toujours sous la pluie et les pieds dans la vase de la station en train de se faire bousculer par tous les passants en attendant un « Pappadap ». À ce moment elle était devant la compagnie. Il devait être déjà 17 heures ; elle ne pouvait pas retirer son téléphone de son petit sac en équilibre fragile sur ma jambe gauche.
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L’eau commençait déjà à déborder sur toute la route, et la voiture n’avait pas fait un pas de plus. Les gens s’impatientaient, certains pensaient à descendre pour marcher dans l’eau et d’autres se plaignaient du sort des gens qui s’étaient résigné à prendre la route à pied. Ils encourageaient les peureux et les indécis qui hésitaient à mettre les pieds dans l’eau boueuse. Ils réprimandaient aussi les imprudents qui retiraient leurs souliers pour pouvoir traverser l’eau. Ils leur demandaient s’ils avaient un autre pied en réserve chez eux ou à la banque. Cela avait suscité des éclats de rires parmi les passagers, qui un moment oubliaient leur condition d’infortune. Mais, il y avait toujours cet autre passager qui se plaignait de tout, qui disait vouloir descendre dans l’eau et avait peur que la nuit le surprenne ici à Clercine, et pourtant il n’exécutait pas ses dires sans qu’on sache ce qui le retenait.
Brusquement, la rivière devenait sérieusement menaçante, car à ce niveau c’était bien ce qu’elle était devenue. Le débit de l’eau était excessivement fort. Alors, les passagers s’en prenaient au chauffeur, ils se plaignaient de sa passivité, ils lui criaient dessus, ils le sommaient de se bouger. Et finalement, le malheureux conducteur les écouta, il laissa la ligne, quitta l’espace sécuritaire de la route pour prendre la lisière, forçant ainsi le moteur à marcher dans l’eau vaseuse. Ils se sont déplacés d’environ un mètre, puis ils ont dû s’arrêter, bloqués par les autres voitures qui empruntaient la même voie que la leur. Après cet effort du chauffeur, les passagers se calmaient et hésitaient à demander plus de lui. Le temps passait, la nuit tombait déjà et ils étaient toujours dans l’eau à Clercine. Les passagers commençaient à comprendre que le chauffeur était dépassé par les événements, si bien que trois d’entre eux descendirent dans l’eau. Carlie arrêta alors de se moquer de l’homme qui se plaignait sans arrêt et menaçait de descendre pour marcher.
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Il était 17 :40 quand Carlie prit son téléphone pour appeler son frère, Charlie, et elle était encore dans la voiture, silencieuse et inquiète. Mais elle se ravisa, quand elle vit une de ces jeeps qu’on appelle « Zo reken » coller dans la vase devant elle, il ne pouvait ni avancer ou reculer à cause des débris qui s’étaient accumulés en dessous de la voiture, empêchaient les roues de bouger. Là, la jeune fille comprit qu’elle était réellement seule et à quel point la situation était grave et compliquée, et qu’elle devait agir. Appeler sa mère ? Non ! Que pouvait-elle faire pour elle, elle n’allait que leur causer du souci qui n’allait en rien l’aider. L’eau arrivait déjà à ses souliers, ses pieds étaient sur le marchepied au pas de la porte de la voiture.
L’eau coulait avec force à présent et transportait agressivement un gros tronçon de bois. Là Carlie prit peur, et elle se dit si l’eau pouvait le porter ainsi, elle avait affaire à quelque chose de dangereux. Elle pensait aux effets des eaux transformées en lac après des averses de pluie à Martissant et au Bicentenaire.
Elle ne fit alors aucun commentaire dans les raisonnements des autres passagers qui essayaient de réfléchir pour savoir quoi faire. Carlie commençait vraiment à perdre espoir, elle ne voulait pas y aller seule. Quel chemin emprunter pour se rendre à pied à Gérald Bataille, qui devrait être plus accessible pour trouver un taxi ? Mais alors de manière inopinée, le ciel s’ouvrit et entendit ses plaintes, lorsqu’un jeune homme assis près d’elle déclara : « Moi, je vais me glisser dans l’eau, je ne peux pas attendre plus longtemps, parce que je vais jusqu’à Carrefour. » Discrètement elle lui proposa de faire la route avec lui, il accepta de bonne grâce.
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Le froid et la force de l’eau saisissaient et engourdissaient ses jambes si bien qu’elle faillit trébucher dans l’eau qui était déjà haut près  de ses genoux. Ils passèrent devant la voiture pour marcher au milieu de la route, car l’eau était trop profonde à ses bords. Il fallait lever le pied très haut pour empêcher les détritus de s’empiler entre leurs pieds et il fallait marcher jambes ouvertes afin de laisser passer l’eau entre elles, sinon leur progression serait ralentie. Et il ne fallait surtout pas marcher face au courant. La jeune femme pensait aux immondices qui passaient sous l’eau, elle priait pour qu’elle ne soit pas blessée et que sa blessure ne s’infecte à cause de l’eau sale. Elle réprimait un sentiment de dégoût lorsque l’eau frappait sur le haut de ses cuisses, et s’inquiétait beaucoup de la possibilité qu’elle arrive à sa culotte. Elle devrait rapidement prendre des antibiotiques en arrivant à la maison et peut-être aller voir un médecin après avoir marché aussi longtemps dans cette eau boueuse et puante.
18 :20 peut-être, en arrivant à un carrefour, l’eau devenait tellement forte qu’elle dut s’accrocher à son compagnon d’infortune pour pouvoir avancer. Carlie comprit alors à quel point il était dangereux de traverser seule une rivière en crue. Un pneu que l’eau transportait à vive allure les séparera et elle dut marcher toute seule, ses pieds étaient fatigués, ils étaient lourds, et elle ne pouvait plus continuer. La jeune fille regarda alors devant elle, et vit la grande pancarte publicitaire au carrefour. C’était son objectif, après elle pourra se reposer, il fallait juste avancer comme tout le monde. Mais le courant était vraiment trop fort à un autre carrefour et ses pieds qui étaient empêtrés dans des sachets ou des sacs (elle ne pouvait savoir) devenaient trop lourds. Elle ne pouvait plus lever haut ses pieds pour marcher et les détritus rapidement s’entassaient entre ses jambes. Soudain elle se sentit tomber, elle perdit force, elle s’agrippa hâtivement à un inconnu qui la dépassait parce qu’elle marchait trop lentement et brusquement il enleva sa main et ses bras brassèrent l’air, elle n’avait rien à s’accrocher. Son cœur rata un battement, elle était à bout de souffle, elle fit mille et une pensées et elle crut tomber.
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Carlie ne savait pas par quel miracle, mais, elle défia la loi de la gravité ce soir-là, car elle retrouva son équilibre de justesse. Les genoux pliés, le dos rond, les deux bras bien droits et écartés.  Une capture de ce moment aurait probablement fait gagner à son auteur le Prix Pulitzer. Elle appela son compagnon du « Pappadap » à l’aide, il recula pour l’aider et la soutint par le bras. Elle continua à marcher les pieds ouverts et les détritus accumulés s’en allèrent. Elle arriva finalement au pied de la pancarte publicitaire et quitta le flot de la rivière de la route de Clercine. Ils continuèrent de marcher longtemps après, ils n’étaient plus dans l’eau mais il pleuvait fort, elle ne pensait même plus à ouvrir son petit parapluie, elle espérait que la pluie la laverait de la boue qui collait à ses habits. Elle marchait hébétée, ne comprenant pas trop ce qui venait de se passer dans l’eau. Elle se disait que cela ne pouvait pas rester ainsi. Il fallait faire quelque chose, dire ou dénoncer au moins quelque chose, ce n’est pas normal pour qu’en plein Port-au-Prince, qu’une simple pluie soit aussi problématique, dérangeante, c’est inacceptable.
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19 : 50 elle demanda à son camarade de route, où étaient-ils, à Gérald Bataille lui dit-il. Il n’y avait pas de voiture, ils devraient continuer à pied. Elle était éreintée, elle avait la gorge sèche, elle se disait qu’elle n’en pouvait plus. C’est alors qu’elle se rendit compte que son calvaire ne faisait que commencer. Elle se souvint de la rivière Bois-de-Chêne qui se déversait à chaque pisse de chien à Martissant. Découragée, Carlie se dit qu’elle n’allait pas vraiment pouvoir prendre la route à nouveau à pied lorsqu’elle sera à Portail-Léogậne pour se rendre à Carrefour. Et là, la jeune fille se rappela que Justin disait habiter à Delmas. Désespéré elle se décida de l’appeler,  même si depuis leur rencontre ils étaient en froid tous les deux. Elle demanda à son compagnon d’attendre un peu, car elle allait appeler un ami, espérant qu’il pourrait leur venir en aide.
Elle l’appela deux fois, et se résignait à le faire une troisième fois, quand Justin le rappela à son tour.
– Allô Carlie ! Je suis désolé, j’étais sous la douche quand le téléphone a sonné. s’excusa-t-il d’un trait.
– Non ! Ca va ! Écoute, tu habites à Delmas n’est-ce pas ?
– Oui, Delmas 30. Pourquoi ?
– Je suis collé à Gerald Bataille en ce moment et…
– Qu’est-ce que tu fais si loin de chez toi a un temps pareil, il pleut des cordes dehors !
– Oui, je sais ! J’ai failli être emporté par la flotte d’eau du carrefour Rita il y a quelques heures.
– Quoi ? T’es où ?
– Je viens de te le dire ! Je suis au carrefour de Gérald Bataille Justin.
- Reste-là ! Je viens te chercher !
C’est bien plus que la jeune fille n’espérait, et elle qui pensait devoir le supplier pour lui venir en aide. Tranquillement sous la pluie, elle et le jeune homme attendaient l’arrivée de Justin, le sauveur.

Kaléidoscopie d'une vieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant