M. Redkar était toujours heureux de les inviter à prendre le thé, qu'il accompagnait d'une variété différente de petits gâteaux chaque fois qu'ils y allaient. Ici, autour de la petite table ronde de son arrière-boutique où il nettoyait le cuir de ses livres anciens et entretenait ses très vieilles cartes du ciel, il mettait parfois la radio sur la station Jazz et ils discutaient des heures et des heures, jusqu'à que le thé ne devienne froid et que la nuit tombe.
Il leur raconta son enfance dans son Inde natale, ses parents qui cultivaient la terre, puis son départ pour la France alors qu'il n'avait que quinze ans, sans argent ni nourriture. Il était monté dans un train de marchandise et avait vécu une vie de bohème pendant plusieurs années, traînant sur la route. Il rencontra des voleurs et des meurtriers mais aussi des méditateurs, des philosophes, et par-dessus tous ces gens il rencontra la formidable Noémie, quelque part sur sa route, dans les contrées reculées où les âmes sont si rares que l'Etat n'a même plus pris la peine de nommer les lieux. C'est d'ailleurs en son hommage qu'il nomma sa boutique.
Lorsqu'il la décrivait, ses yeux brillaient d'une mélancolie profonde mais sa voix vibrait d'une joie sans limite. Il leur raconta qu'il la rencontra sur le bord d'un chemin, alors qu'elle était assise sur un banc surplombant un ravin escarpé, tout au-dessus du vide. Elle dessinait le paysage sur un petit carnet qu'elle tenait sur ses genoux. Elle devait à l'époque avoir un peu moins de cinq ans de plus que lui, et elle avait décidé de l'emmener dans ses montagnes. Ils avaient voyagé ensemble, ils avaient discuté et échangé dans leur anglais approximatif, ils avaient gravi des sommets et planté des drapeaux. Il leur racontait que ce furent les deux années les plus belles de toute sa vie qu'il passa avec elle sans jamais voir l'ombre d'un confort matériel, avec le minimum de l'hygiène et le maximum de beauté, partout, toujours. Il décrivit les paysages, les couchers de soleil, les esquisses à l'aquarelle de Noémie, la proximité avec les animaux et le silence parfait, incroyable de la nuit sous le ciel si lumineux d'étoiles qu'il en perdait la tête.
Il raconta ensuite son arrivée en France, les néons et les voitures, ses jours de errance dans la capitale. Ses promesses d'avenir s'étaient envolés en à peine quelques heures tandis qu'il arpentait les rues sales et bondées. Il chercha du travail, il chercha un abri. Il était parti si idéaliste, presque inconscient, et la réalité l'avait ramené avec force sur la terre ferme. Finies, les escapades en montagne. Il avait alors presque dix-neuf ans. Lui qui rêvait de savoir, de sciences, il finit par faire la manche devant les musées de sciences naturelles pour avoir de quoi s'acheter un bout de pain, une bouteille d'eau. Noémie, sa merveilleuse Noémie était restée dans sa montagne. Il se souvenait encore de son visage bienveillant alors qu'elle l'avait accompagné à la gare, la dernière accolade qu'ils avaient échangé sur les quais, et pas une seule larme, comme si elle seule avait le secret de se nourrir des bonheurs passés plutôt que de la solitude à venir.
Il passa une grande partie de sa vie dans la rue. Il leur expliquait que c'était si facile d'y tomber, si compliqué d'en sortir. Dans les premiers temps, il hésita à retourner dans les montagnes, mais pour le jeune homme qu'il était il aurait eu l'impression de céder à sa faiblesse. Il voulait prouver au monde qu'il pouvait passer outre.
"Et peut-on dire que j'ai réussi, au final ? Un vieil ermite dans une petite boutique que personne ne remarque." disait-il toujours en riant.
Teresa ne prétendit jamais comprendre tout à fait ce qu'il avait pu vivre. Elle n'était pas très douée pour se mettre à la place des autres, néanmoins le récit de M. Redkar fit battre quelque chose en elle. Elle y repensa très souvent, plus tard.
Il parla avec une expression éteinte de ses années dans la rue. Il raconta les petites joies quotidiennes auxquelles il se raccrochait de tout son être, comme de la petite fille aux couettes qu'il voyait passer tous les matins et qui lui souriait toujours en retour. Mais au fil des saisons, au fil des années, même le plus innocent des enfants se ternit, et finit par marcher le regard collé au sol. Lui-même finit par ne même plus ressentir de bonheur en voyant les Resto du Cœur s'ouvrir ou les abris d'hiver lui offrir de la soupe.
Il avait fini par calculer le temps qui passe à la longueur de sa barbe qui s'allongeait toujours plus. À même pas trente ans il avait l'allure d'un vieil homme en fin de vie. Au début de l'automne, il se surprenait à marcher pendant des heures le long de la Seine, le plus proche du bord, à prier pour qu'un passant le bouscule et qu'il tombe dans l'eau, qu'il se laisse emporter le courant et abandonne sa misérable existence. Il leur disait qu'il n'avait pas le courage de le faire lui-même, mais qu'il aurait été heureux que quelqu'un précipite sa fin.
Et puis un jour la chance lui a souri. Un soir d'hiver où il n'avait pas trouvé la force de se lever, de rentrer à l'abris, convainque qu'il allait mourir de froid dans la nuit, deux types bourrés d'une vingtaine d'années sont passé sous le pont où il dormait, déjà un pied dans chaleur réconfortante de la mort. Ils s'appelaient Théodore et Benoît, et ils se sont arrêtés près de sa silhouette immobile. Ils ont refusé de le laisser dormir dehors par un froid pareil, ils l'ont ramené chez eux, lui prêtèrent leur canapé pour une nuit, puis deux, puis une semaine. Finalement, son sommeil hivernal lui avait presque coûté la vie, mais il ne s'en plaignait pas. Il ne se plaignait jamais, il racontait seulement à la première personne.
Théodore et Benoît étaient les deux personnes qui lui sauvèrent la vie. Il leur racontait cela comme une anecdote amusante et divertissante, mais Teresa pensa que si quelque part dans l'univers il y avait des liste de mérite, ces deux gars devaient avoir une étoile d'or à côté de leur nom.
Il intégra le monde professionnel en temps que professeur d'histoire hindoue, appris le français en un temps record, fut témoin au mariage de Théodore et Benoît ainsi que parrain de leur enfant qu'ils partirent jusqu'en Inde pour adopter et écrivit une thèse qui fut rejetée par tous les scientifiques du pays.
Naïvement, Tim lui demanda s'il avait déjà trouvé l'amour et Teresa ne put réprimer un petit rire sarcastique. Il lui lança un regard noir et attendit la réponse de M. Redkar qui s'amusa de leurs réactions.
"Mon âme sœur est restée pour l'éternité dans la montagne de ma jeunesse.
- Comment ça, Noémie ? demanda Tim, les cheveux dans les yeux.
- Noémie, la nature, la paix.
- On s'croirait dans un roman de Kerouac," ne put s'empêcher de rétorquer un peu vulgairement Teresa, ennuyée par ces histoires d'âme sœur contestables.
M. Redkar nota encore une fois le regard réprobateur de Tim et éclata du rire qui le caractérise si bien : fort et sans retenu, presque enfantin, qui déclenchait à tous les coups celui de tous les autres.
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Les anges meurent aux balcons
General FictionÀ dix-sept ans, Teresa habite dans une cité mal famée en compagnie de sa mère héroïnomane et de son génie de petit frère. La dureté de sa condition ne lui fait pas croire à un avenir radieux mais elle n'imaginait pas que ses fréquentations la mènera...