Chapitre 9 - 4

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Les ennuis recommençèrent vers les fêtes de Noël. Il faisait alors très froid à New-York et nos joyeux punks à chien se paraient de vestes militaires épaisses, de mitaines en laine et de grosses chaussures chaudes. Ils entraient parfois se réchauffer dans l'église mais restaient néanmoins la plupart du temps dehors. En période de fête, les ventes doublaient, et pas moyen de laisser passez cette occasion de se faire de l'argent. C'était le point de vue purement pratique de Stella sur la situation.

Le soir, ce fut la grande fête. Ils célébraient Thanksgiving et le bar avait à proposer des cocktails colorés et des brochettes de dinde au caramel. Ce fut une soirée mémorable. Ils parièrent beaucoup d'argent au Poker (Teresa et Stella étaient particulièrement douées mais Wilhelm n'était pas dénué de talent non plus et la partie fut serrée ; à eux trois ils raflèrent toute la table) et burent beaucoup de verres en les faisant tinter entre eux comme les françaises leur avaient appris.

Au bar, plus tard dans la nuit, Olivier et Teresa discutaient avec beaucoup d'animation de sujets divers, comme ils aimaient le faire.

- Je ne comprends pas pourquoi l'Allemagne a gardé ce découpage aussi longtemps. Je veux dire, après la réunification.

- C'est logique, après ces longues années de séparation y'avait des clivages sociaux importants, non ? Différentes cultures, différents cultures. Imagine sortir de ton régime communiste et débarquer à l'Ouest, paradis du capitalisme, opéras de Wagner, liberté d'expression ?

- Liberté d'expression ? Tout est relatif.

- On peut dire ça de toutes les époques, répondit Teresa avec raison.

Olivier hocha la tête. Ils étaient fin bourrés et leur conversation avait dévié sur un sujet sérieux sans qu'ils s'en rendent compte.

- Après tout, elle signifie quoi notre prétendue liberté ? Dans une époque comme la nôtre, OK on a le droit de vote, y'a pas d'oppression, mais le peuple reste muet et le gouvernement aveugle. Tu peux pas nier ça !

- Gueule pas, Olivier, j'suis d'accord. Mais à t'écouter on vie dans une période terrible à la limite du communautarisme. Après tout on vote qui on veut, on prit quel Dieu on veut, on peut manger mexicain et écouter de la musique argentine si on en ressent l'envie. Tu crois pas que si...

- Alors les français, pourquoi ça hurle ?

C'était Wilhelm qui débarquait, bras dessus bras dessous avec une Stella hilare au visage rougis.

- Oh, rien, on parlait du mur de Berlin.

- Boooring, fit le gamin en balayant cette idée du revers de la main. Vous voulez trinquer avec nous ?

- À quoi ?

- Porter un toast à la vie éternelle.

Olivier se mit à rire. "Très bien, alors. À la vie éternelle."

Au milieu des tintements de verre retentit la sonnerie de portable hurlante de Stella. Elle s'excusa, l'air surpris, et sortit du bar pour répondre. Olivier fit une appartée à son amie en français.

- C'est qui, tu crois ?

Ils n'avaient plus reçu un seul appel personnel depuis des semaines. Gautier, Georges et les jumeaux s'étaient apparemment lassés d'appeler. Teresa haussa les épaules.

- Certainement un client. C'est Thanksgiving, après tout.

Certes, donner son numéro personnel aux clients n'était pas très conseillé, mais Stella n'avait pas pour habitude de faire ce qu'on lui disait de faire. Ils attendirent à peine dix minutes, à siroter le fond de leurs verres, quand il y eut un grand fracas et Stella revint dans le bar, pâle et paniquée, le mobile encore à la main. Olivier s'approcha d'elle, vite vite vite, faisant rouler avec difficulté son fauteuil au milieu des jeunes qui dansaient et renversaient des verres au fond de leurs gorges en riant, s'étouffant à moitié. Teresa n'entendait pas ce qu'elle lui dit mais lut avec aise la peur non contenue sur le visage de son amie. Elle traversa la pièce à grands pas.

- Stella ? C'était qui ?

Stella semblait proche de la crise de panique. Elle prit le verre de Teresa et le descendit d'une traite. Elle sembla se ressaisir, frissonna.

- C'étaient les types de Paris.

- Quoi ? s'étrangla Olivier.

Stella hocha la tête et frissonna à nouveau, comme si elle avait attrapé froid. Elle leur raconta. Un homme à l'autre bout du fil à la voix très grave et à l'accent prononcé avait épelé les noms de famille des trois amis.

- Il a dit qu'il avait notre adresse. Il a dit qu'il savait qui on était et où on habitait et qu'on avait pas payé notre dû.

- De quoi ils parlaient ?

- Réfléchis, dit Teresa d'un ton brusque. On a buté deux des leurs. Évidemment qu'ils veulent nous dévisser la tête.

- Sortons, dit Stella, qui était encore très pâle. Je vais vomir, ici. Il me faut de l'air.

Dehors, ils s'entendaient déjà plus facilement. Stella s'appuya contre le mur et respira de longues secondes l'air glacial de la nuit. Teresa avait l'impression d'être dans un rêve. Elle se sentait très calme, mais pourtant elle était incapable de réfléchir. La réalité lui faisait l'effet d'un polaroïd pas encore développé, comme si les images étaient trop blanches, impersonnelles. Elle imagina la main d'un Dieu secouer la photographie du bout des doigts pour lui faire prendre des couleurs. Elle était vraiment ivre. Olivier, lui, ne semblait plus avoir un seul gramme d'alcool dans le sang. Il était lassé.

- Quel Thanksgiving de merde, alors. On va se faire retrouver et ils vont nous buter tous les trois, contre un mur, comme de vulgaires déserteurs.

- Dis pas ça ! lança Stella d'un air révolté.

- Je peux plus fuir, moi.

C'était Teresa qui avait parlé, mais elle avait l'impression que quelqu'un d'autre avait pris la place de son corps. Elle pédalait dans le vide avec difficulté.

- Je ne veux plus de cacher non plus. S'ils nous veulent, qu'ils vienne nous chercher, alors. Je suis prête à me rendre.

Stella était attérée.

- Mais ça va pas ? Se rendre, c'est absolument hors de question ! Je sais pas pour vous deux mais moi je veux vivre. Et je veux que vous viviez aussi, putain. (Elle pleurait, à présent, mais ses paroles restaient claires) On peut partir en Australie, encore plus loin, changer de nom. Arrêter le business, reprendre chacun les études, n'importe quoi, mais pas se rendre ! Vous vous rendez compte de ce que vous dites ?

- Eh, j'ai rien dit, moi, fit Olivier d'une voix plate. Il prit la main de Stella dans la sienne en signe de soutien. On va pas se laisser attraper. Mais je suis d'accord avec Teresa. Moi je veux plus fuir pour autant. On les attendra. Je les descendrais tous un par un, s'il le faut.

Stella se laissa submerger. Elle glissa jusqu'au sol et se mit à sangloter.

- Je veux pas que t'y laisses ta peau, putain.

Olivier eut un sourire sinistre. "Oh, je leur laisserai rien du tout."

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Une partie de Poker, Berlin, un coup de fil. À la vie éternelle.

Les anges meurent aux balconsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant