Chapitre 2 - 4

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Le lendemain, Teresa fouilla dans les cartons de la chambre qu'en plus de quinze ans personne ne s'était donné la peine de vider en cherchant de quoi héberger une personne de plus dans leur petit appartement. Sa mère avait instantanément donné son accord, conciliante et satisfaite de voir sa fille enfin investie dans une quelconque relation et lui avait dit de chercher des draps supplémentaires dans le capharnaüm qui régnait. À quatre pattes dans les cartons, Teresa était tombée par hasard sur une jolie boite à musique brodée sous des tas de vieux journaux. Curieuse, elle l'ouvrit et trouva à l'intérieur des liasses de lettres jaunies par le temps. Elle jeta un coup d'œil vers la porte. Léo était sorti voir le voisin et sa mère et Hélène discutaient dans le salon. Elles s'entendaient très bien et Teresa n'en était pas vraiment étonnée. Elles avaient toutes les deux la même conception idéaliste de l'amour, du bonheur. Elle se doutait bien que sa mère aurait des paroles bien plus réconfortantes à offrir à Hélène qu'elle.

Elle s'autorisa donc un regard dans les lettres. Les premières avaient été humidifiées par un liquide ambré et restaient illisible, mais celles du bas du tas étaient encore en état. Elles étaient toutes couvertes d'une écriture pressée et obstinément penchée vers la droite. Même si aucune des lettres n'étaient signées explicitement, Teresa se douta qu'il s'agissait des lettres de son père. À travers ses mots, elle ressentit un sentiment d'appréhension étrange qu'elle ne sut expliquer et rangea précipitamment les lettres dans sa table de nuit que Léo entra dans la chambre.

"Qu'est-ce que tu fais ?" demanda-t-il d'une voix peu intéressée en la voyant assise sur le sol au milieu des cartons.

"Je cherche des draps pour Hélène.

- Oh, d'accord." Il s'arrêta dans son geste pour monter sur le lit et la questionna encore. "Donc, Hélène c'est ta petite amie, c'est ça ?"

Teresa hocha la tête, se demandant d'où venait ce soudain intérêt de son petit frère pour les relations humaines et retourna à ses cartons.


Hélène vécut très mal la réaction de ses parents, ce qui était compréhensible et excusable. Les premiers temps, elle semblait seulement un peu secouée, laissait parfois échapper quelques larmes involontaires pendant les repas, mais participait avec bonne volonté à une vie familiale qui était tout aussi nouvelle pour elle que pour Teresa. Elle n'avait pas vu sa mère aussi heureuse depuis des années et ne pouvait empêcher son âme pessimiste de craindre le retour à la case départ qu'elle imaginait inévitable. Hélène, elle, profitait d'un nouvel environnement bien plus libre, où les repas n'étaient pas synonyme de cris entre les parents et les enfants mais plutôt Léo en grande discussion avec sa sœur et celle-ci qui tentait de leur vulgariser ses explications à grand renfort de gestes.

L'ambiance était divinement agréable mais Teresa ne parvenait pas à se détendre. En effet, elle observait bien Hélène du coin de l'œil qui avait du mal à soutenir les conversations, qui perdait son regard dans le vide pendant qu'ils regardaient la télévision, qui mangeait de moins en moins et semblait éteinte en permanence. En vérité, elle ne s'était rendue compte de rien avant que sa mère, une nuit après que tout le monde fut couchés sauf elles deux, assises sur des chaises en plastique sur le balcon, ne lui fasse part de ses pensées.

"Je m'inquiète pour Hélène, chérie.

- Ah bon ?" demanda Teresa, sérieusement étonnée, concentrée à allumer sa cigarette avec les allumettes de la cuisine.

"Oui. Tu la connais mieux que moi, il faudrait que tu discutes avec elle.

- Je pense que c'est la dispute avec ses parents qui l'a secoué."

Sa mère la gratifia d'un regard qui signifiait "Sérieusement ? T'as pas plus évident ?" et Teresa s'agita dans sa chaise. Elle évita son regard, lui lança les allumettes en silence.

"Tu devrai faire plus attention aux gens autour de toi, Teresa. Cette fille souffre beaucoup, tu peux te mettre à sa place un peu, non ?

- Non," répondit instinctivement Teresa, puis, se reprenant vite avec un soupçon d'excuse dans la voix : "Enfin, si, je peux essayer. J'imagine bien que ça doit pas être simple pour elle, mais je vois pas ce que je peux faire pour l'aider.

- Montre-lui que tu l'aimes."

Et c'est ainsi que Teresa se retrouva enchaînée à Hélène qui sombra peu à peu dans un trou à l'apparence sans fin d'obscurité et de silence, pour presque disparaître du tableau familial sans pour autant jamais quitter l'appartement. Elle finit par rester au lit des jours entiers, le visage enfouis sous la couverture et refusant de se lever, de se laver ou de s'alimenter. Elle passait ses nuits immobile et totalement éveillée dans le noir, aux côtés de Teresa qui supportait mal cette proximité de chaque instant mais prenait sur elle en signe de compassion. Parfois, elle la réveillait alors qu'elle venait enfin de parvenir à trouver le sommeil et chuchotait dans le noir d'un air terrorisé, débitant des paroles parfois désordonnées à toute vitesse. Elle lui racontait tout et n'importe quoi, parlait surtout de ses frères et de sa mère, comme si son esprit s'efforçait de tracer un trait sur son paternel en tenant les souvenirs à l'écart. Teresa pensait que c'était une bonne chose, mais elle se trompait.

Ce fut à cette période que le nouveau copain de sa mère, Barthélémy, s'installa à son tour chez eux. L'appartement finit par devenir trop exigu pour cinq mais Barthélémy - "Appelez moi Barthé, par pitié." contribuait à ajouter une touche de nouveauté à l'atmosphère de la famille. Il était poissonnier dans le Leclerc des environs, avait divorcé avec son ex-femme il y a six mois et jouait de l'harmonica. Il avait un humour assez spécial et semblait avoir adopté Léo dès les premiers instants. Il lui racontait des histoires de locomotives qui déraillaient à côté de la maison où il habitait enfant, jouait au Petit Bac avec lui en improvisant les grilles sur des feuilles volantes et riait toujours là où d'autres pouvaient se sentir gênés par les comportements parfois étranges du petit garçon.

Léo fêta ses cinq ans début Mars. Il ne voulait pas et était catégorique là-dessus - personne n'avait jamais pris la peine d'organiser quoi que ce soit pour personne les trois années précédentes - mais accepta à contre-cœur pour faire plaisir à Barthélémy. Il souffla ses bougies, coupa le gâteau, remercia tout le monde pour les cadeaux. Sa mère lui avait offert un petit livre de débutant au piano qu'il mit à profit le soir même. Pendant des semaines, il ne quitta presque pas la table de la cuisine où il avait installé le synthé poussiéreux qui marchait encore par miracle et demanda la méthode du niveau au-dessus, puis encore au-dessus, puis encore au-dessus... Il s'amusait sans modération et offrait une musicalité nouvelle à l'atmosphère du foyer qui était déjà loin d'être désagréable.

Mais Teresa et sa mère eurent bientôt une réunion alarmante au sujet d'Hélène et l'ambiance détendue perdit un peu de ses couleurs éclatantes.

Les anges meurent aux balconsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant