Chapitre 1 - 4

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Il y avait toujours un élément perturbateur dans le petit taudis familiale, et son identité changeait environ tous les trois mois. Celui du moment semblait leur coller aux basques avec plus de ferveur que les précédents pour une raison tout-à-fait obscure, mais ce n'était pas pour autant que Teresa ou son petit frère faisaient l'erreur de s'y attacher, pas plus qu'à tous ceux d'avant. La plupart du temps, le point commun entre leurs beaux-pères n'étaient pas leur mère mais plutôt leur intérêt pour les allocations et les bons fournisseurs d'héroïne.

Debout devant la porte close, Teresa prit une grande inspiration, se nourrit des sanglots de sa mère qu'elle entendait à-travers la cloison. Encore une mauvaise soirée qui s'annonçait. Elle testa la poignée, inspira encore une fois et entra dans un fracas. Les sanglots stoppèrent quelques secondes avant de redoubler de force. Oh, maman.

Quelle stupide junkie de merde tu fais.

La silhouette agitée de Gerard projetait des ombres mouvantes contre le mur du petit couloir qui reliait la salle de bain et la chambre au salon. Teresa traversa la pièce, véritable champs de mine de verre brisé, de cendres et de mégots attestant de la violence de l'affrontement. Elle contourna le canapé renversé, les rideaux jetés en un tas sur le sol et accéda au couloir à petits pas silencieux. Ce n'était pas la première fois que ce genre de choses arrivaient et cet incident n'était pas plus violent que les autres.

Dans l'embrasure de la porte, elle distingua la forme tremblante de sa mère, repliée dans un coin de la pièce, sous l'évier. Elle gardait les yeux clos, les mains plaquées sur ses oreilles. Gerard hurlait des paroles qui n'avaient pas de sens. Elle y distinguait quelques mots dans ce mélange de cris et d'onomatopées colériques mais n'y fait pas longtemps attention, figée dans un mouvement de surprise. Le couteau que Gerard pointait vers sa mère étincela un bref instant sous la lumière aveuglante qui perçait des volets entre-ouverts.

Elle hésita quelques secondes, comme toujours, et se racla bruyamment la gorge. Gerard fit volte-face et ses yeux fous rencontrèrent le regard calme de Teresa.

"Je dérange ? Dites-le moi, je peux repasser."

Il semblait presque satisfait d'avoir enfin un adversaire plus intéressant qu'une boule de peur tremblante recroquevillée sur elle-même.

"Qu'est-c'qu'il se passe, t'es encore à court d'argent ?"

Il grinça des dents et agita sa lame dans sa direction. Teresa sentit son ventre se retourner. "Cette salope m'a volé quelque chose. Je l'avais prévenu de c'qui allait se passer si elle recommençait.

- Écoute, trouves-toi des adversaires à ta taille Gerard. Arrête de terroriser ma mère, trouve un job. C'est con de dépendre des autres."

Il n'eut pas l'air très intéressé par la tournure que prenait la conversation et se rapprocha de Teresa d'un mouvement vif. Il la poussa jusque contre le mur de la salle de bain, posa une main près de sa tête, appuyé de tout son poids sur son bras tendu. Il approcha le couteau de son visage.

"Me cherche pas trop, ma belle. Tu sais pas ce que je suis capable de faire."

Oh, si, elle le savait très bien. Elle nota sa main qui tremblait drôlement fort, preuve qu'il mentait lorsqu'il criait sous tous les toits qu'il réduisait sa consommation pour le bien de sa "petite famille". Quel bel hypocrite. À part lui gueuler d'aller lui chercher une bière dans le frigo - ce qu'elle ne faisait jamais, bien entendu - il ne s'occupait pas d'eux. Elle s'étonnait presque de ne pas plus le détester. Sûrement parce qu'elle avait vu pire.

Doucement, elle repoussa la lame et attrapa son poignet. "On sait à quoi servent les allocations de Maman, désormais."

Il se dégagea violemment et fit mine de lever le poing vers elle mais renonça.

"J'en ai rien à foutre de ce qu'une petite chieuse comme toi me dit.

- Et moi j'en ai rien à foutre que tu te piques trois fois par jour, ni même que ma mère te vole, parce que tu sais quoi ? Il se pourrait bien qu'un de ces jours ton dealer se retrouve mystérieusement derrière les barreaux. Les informations circulent vite dans cette ville."

Elle savait qu'elle avait touché la corde sensible. L'héroïne ne coulait pas de source, ces temps-ci. Et il ferait n'importe quoi pour ne pas en manquer. Touché, coulé. Il se figea, lui lança encore un regard haineux et se retourna. "Fais gaffe, parce que je peux très bien balancer ta mère. Et qu'est-ce qui va vous arriver alors ?"

Elle n'écoutait plus, sachant qu'il n'en ferait rien. Il préférait se protéger que de se mettre en danger pour faire du tord aux autres. Visiblement vexé du manque de réaction chez Teresa, qui se contentait de le fixer d'un œil noir en attendant qu'il s'en aille et priant pour que les voisins n'appellent pas les flics, il donna un dernier coup de pied tout près de la tête de sa mère qui fit vibrer les murs et sortit à grands pas. Il hurla une dernière obscénité avant de claquer la porte d'entrée.


En vérité, sa mère n'avait presque rien. Gerard s'était contenté de lui tirer un peu les cheveux et elle avait dû se prendre quelques coups de pied et une ou deux claques mais elle n'en garderai sûrement aucun hématome. Gerard n'était pas un mauvais type, seulement un pauvre toxico lâche et terrorisé à l'idée d'être en manque. Il n'était pas comme certains autres qui, eux, aimaient simplement se servir d'elle comme punching-ball. C'est pour ça qu'il était parti aussi vite après leur tête à tête. Elle aurait mis sa main au feu qu'il n'était pas violent pour un sou une fois sobre.

Teresa a ensuite passé le reste de la soirée à ranger le salon, refusant encore d'entrer en interaction avec sa mère tant qu'elle était aussi défoncée. Elle la laissa une petite heure dans son coin de la salle de bain où elle continuait de sangloter et de trembler comme un animal effrayé avant d'aller l'aider à se relever et de l'épauler jusqu'au salon. Là, elle la laissa tomber dans le canapé, lui alluma la télévision et partit acheter un paquet de chips à la supérette du quartier. Elle resta quelques minutes épaulée à la porte de l'appartement, fuma une cigarette en silence, les yeux dans le vague.

Léo n'avait pas bougé de la chambre de tout l'affrontement. Lorsqu'elle entra, il était assis dans son lit, concentré sur le livre de Mérimée. Ils se partagèrent les chips tandis qu'il lisait à voix haute avec une aisance assez déconcertante, lui demandant la signification de certains mots ou qui était tel personnages ou tel personnage. Il ne reparla pas de Gerard par la suite et ne fit aucun commentaire quand, plus tard, il vint récupérer ses quelques affaires et disparut à jamais de leurs vies.

Ce soir-là, sous la douche, Teresa essaya de pleurer en se disant que ça lui fera peut-être du bien. Le front appuyé contre le mur froid de la cabine, elle observa trois larmes se mêler à l'eau froide et puis plus rien.


Les anges meurent aux balconsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant