Chapitre 4 - 4

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La soirée chez Georges a été un régal pour presque tout le monde. Il y avait Luka, les jumeaux, Gautier, Olivier et Stella et ils avaient même invité Hélène, qui ne détonait dans cette atmosphère particulière pas autant par sa tenue que par son attitude. Malgré son air edgy anarchiste, on voyait qu'au milieu de ces naufragés de la société elle n'était pas complètement à sa place.

Ils étaient tous regroupés autour de la table. Chacun prit le temps de serrer Teresa dans ses bras dans un élan de sollicitude qu'elle n'apprécia pas forcément beaucoup et ils l'invitèrent dans leurs rangs. On aurait dit une corrélation de vieux amis qui ne retrouvaient après trois ans d'absence. Teresa s'amusa à voir l'air sur le visage d'Hélène changer au fur et à mesure que l'herbe succédait à l'alcool, puis les cachets à l'herbe. Olivier, consommateur acharné d'acide et presque guide spirituel, se mit dans la tête que la soirée allait servir à ouvrir l'esprit de Teresa, esprit qu'il savait mathématique, froid et logique. Il lui présenta un carton après avoir offert leur dose à Georges et Sam. Ce n'était pas la première fois qu'ils le faisaient et Teresa leur faisait entièrement confiance.

Suivit alors un voyage spirituel qu'elle n'était pas prête d'oublier. En attendant que la drogue fasse effet, ils se mirent à jouer à un jeu de plateau sur la table basse avec la musique trap à fond dans les oreilles. Sam, qui n'aimait pas plus les jeux de plateaux que les jeux de cartes, lisait un livre, plus concentré qu'un moine Tibétain lors de sa méditation matinale. Soudain, au milieu de son lancer de dés, Georges s'arrêta et leva la tête vers Teresa.

- Quoi ? demanda-t-elle, et voyant qu'il ne répondait pas : Quoi ?

- Ça monte, ça y est.

Teresa écrasa la fin d'un joint dans le cendrier et exhala la fumée avec lenteur.

- Qu'est-ce que je suis sensée attendre ?

Même pour quelqu'un comme Georges qui sourit presque en permanence, son sourire était particulièrement éclatant. Il avait l'air d'un illuminé. Teresa jeta un regard à Sam, qui semblait tiré contre son gré de sa lecture. Il se leva du canapé avec excitation.

- Ça y est ça monte pour toi ?

- Ça arrive, répondit Sam.

Lui n'était pas forcément patibulaire à son habitude. Il avait le rire facile, surtout quand ses divertissements impliquaient les conneries de son frère, mais le sourire qui éclairait son visage était pour le moins particulier.

Olivier souriait aussi dans son coin, et annonça presque solennellement :

- Teresa, ton éveil spirituel va commencer.

Elle ne croyait pas un mot de ce qu'il disait et se contenta de glousser, sarcastique. Quelques minutes passèrent durant lesquelles les autres continuaient de se passer les joints en silence, concentrés sur la musique, mouvant la tête sur l'appui des basses profondes, quand un détail invisible leur fit tous relever la tête : un papillon de nuit se précipita sur la lumière plafonnière et se fit cramer d'un coup par la chaleur lumineuse.

Ce fut brusquement l'hilarité générale. Ceux qui étaient sobre se contentèrent de suivre sans comprendre, mais la joie subite qui assaillit Teresa, Olivier, Georges et Sam était véridique et venait du fond de leur âme.

Peu à peu, alors que chaque détail la faisait rire à ce qu'elle en ai mal aux côtes, près d'une Hélène confuse qui semblait entourée d'un étrange halo de bonté et de beauté, Teresa comprit de quel éveillement spirituel Olivier parlait. Elle se sentit gonfler et gonfler et gonfler, comme si sa conscience prenait une place de plus en plus importante dans son corps et menaçait de la faire exploser. Émerveillée, elle jeta un œil à Georges et découvrit une connection incroyable entre elle et tous les autres, regardant avec détail leurs visages de manière à ce que leurs traits soient gravés à jamais dans sa mémoire. Le plafond était drôle et magnifique, la fenêtre semblait s'ouvrir sur un monde inaccessible et extraordinaire. La nuit dura des dizaines et des dizaines d'heures durant lesquelles tous s'unirent comme une grande famille que rien, même la mort, ne pourra jamais séparer. Sam et Teresa se retrouvèrent coincés dans la salle de bain et même le lendemain, ils furent incapable de se souvenir ce qui s'y passe et ce qu'ils y firent mais ils retrouvèrent la cuvette des chiottes cassée sur le sol carrelé.

Ce fut une des grandes nuits de la vie de Teresa. Elle ne se souvenait pas des détails, seulement du caractère irréel des heures qui se succédèrent comme une seule et interminable minute. Elle se souvint toucher du doigt quelque chose de grand, d'infiniment plus grand qu'elle, d'un caractère divin et indéfinissable. Les murs se distordaient et chaque mouvement se démultipliait en images successives séparées de quelques millièmes de seconde.

Finalement, tous finirent par s'endormir. Teresa, encore sur la vague du premier trip psychédélique de toute sa vie, ne pouvait dormir. Elle resta quelques temps accoudée à la fenêtre à voir lentement le soleil se lever, tout en étant incapable de totalement y croire. Elle se sentait coincée dans une nuit éternelle. Quand les premiers rayons de lumière surgirent de derrière les buildings, la jeune fille se décida à aller se promener en ville.

Dehors, l'air était frais et vif, mais même en tee-shirt elle ne sentait pas le froid. Elle marcha au gré de ses envies, un peu au hasard, profitant de la beauté de tout ce qui s'offrait à ses yeux. Elle soupirait tel un romantique à la lumière magnifique des couleurs du levant sur les façades sales qui lui paraissaient d'une beauté éblouissante.

Ses pas la menèrent automatiquement jusqu'à son ancien quartier. Personne n'était encore debout ; il n'était même pas six heures du matin. Elle monta à son étage en suivant la rampe des escaliers de sa main. Elle savait où un double des clefs était caché et elle pénétra dans sa maison d'enfance pour la première fois depuis la mort de sa mère.

Les murs semblaient soupirer du vide qui les habitait. Teresa n'ouvrit pas les volets, préférant rester dans une obscurité réconfortante, et elle entra dans la chambre de sa mère sur la pointe des pieds, comme si elle avait peur de réveiller un endormi. Elle ouvrit les placards, toujours avec cette mesure respectueuse qui guidait ses gestes, et en sortit des cartons.

Elle lut les anciennes lettres de sa mère, vit ses vieilles photos, pleura beaucoup. Elle fit le tri dans de vieux clichés représentant une adolescente de même pas seize ans en tutu de danse classique, les chaussons roses à la main, un sourire éclatant sur le visage. Elle vit des portraits d'un jeune couple heureux, un grand homme noir aux yeux sombres et la même jeune fille. Des photos d'un bébé babillant en couche culotte. Des photos d'un chat dodu roupillant sur le seuil d'une maison inconnue. Elle passa ses doigts sur les photos d'un air hypnotisé.

Elle emporta quelques lettres avec elle et les relut plusieurs fois par la suite. Il lui semblait que c'était le dernier lien qui la maintenait en contact avec le souvenir de sa mère telle qu'elle l'avait connue dans ses derniers jours : exubérante, heureuse, pleine de talent et d'amour.

Les anges meurent aux balconsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant