- Putain, j'ai mal à la tête, disait Stella en appuyant deux doigts contre ses tempes.
- J'ai tellement sniffé que ma mâchoire me fait mal, renchérit Teresa d'un air morne.
Elle se sentait stupide. C'était toujours comme ça en lendemain de soirée. C'était la quatrième nuit consécutive qu'elles sortaient (Olivier était resté à l'hôtel cette nuit et les observait par-dessus son livre d'un air dubitatif) et elles ne comptaient certainement pas s'arrêter là. Le bonheur de jouir d'une toute nouvelle liberté dans une ville nouvelle faisait du bien à son moral. Elle ne pensait presque plus aux morts du hangar. Enfin, plus trop. Elle revoyait en boucle le crâne de la femme-oiseau exploser dans un terrible bruit chaque fois qu'elle fermait les yeux. Quand elle était ivre, elle s'endormait plus facilement, mais sans aucun alcool elle était incapable de se livrer au sommeil.
Le vendredi, alors que les trois amis se demandaient bien comment Wilhelm et ses camarades arrivaient à garder le rythme de vie d'autant de fêtes, ils leur proposèrent de travailler pour eux. C'est le gosse qui leur en avait parlé. Tirant mollement sur sa cigarette, il avait laissé échapper l'information au milieu d'une phrase, l'air de rien.
- Et alors, ça vous dirait pas de bosser pour nous ?
Stella avait pris les devants. C'était son affaire, ce genre de choses. Ils en avaient discuté entre eux au préalable et même Olivier, au début si réticent, avait donné son feu vert. Elle croisa les bras sur sa poitrine, le bout de ses dreads coincés au creux de ses coudes.
- Quelle pourcentage pour nous ?
- Vingt pour cent des ventes. Comme vous êtes trois. À temps plein, bien sûr. On vent majoritairement le soir, mais en journée on squatte des églises ou des supermarchés et y'a un assez gros chiffre d'affaire tous les jours. Majoritairement héroïne, ajouta-t-il comme si ça expliquait qu'il vende de jour devant des églises.
Stella hocha la tête. Teresa aussi. Elle n'était pas très à l'aise de se mettre à vendre le poison qui avait emporté sa mère et rendu son petit frère orphelin, mais se garda bien de faire aucun commentaire. En vérité, elle était assez excitée de retourner sur le terrain.
- Mais vous aurez besoin de logement, dit Wilhelm d'un air très sérieux. Pouvez pas rester à l'hôtel indéfiniment ou on va se poser des questions. Un appartement peut être ? Olivier peut pas habiter n'importe où je suppose.
Il avait fini par lui avouer, ivre, qu'il ne s'était pas fait tirer dessus. Ça avait été un drôle de dialogue, le gosse racontant avec un très grand tact l'histoire d'un de ses "mentors" (il appellait presque tous les adultes qu'il avait côtoyé comme ça) qui avait mis fin à ses jours à cause de dettes trop importantes ou qu'importe, le fait est qu'il s'était tiré une balle dans la poitrine. "Comme Van Gogh, tout pareil, le champs et tout."
En tout cas, ils finirent par bosser ensemble. Stella, Olivier et Teresa déménagèrent dans un tout petit appartement dans le Village où ils se rentraient dedans à chaque geste. Tous les jour, ils buvaient un Bloody Mary en guise de petit déjeuner, commandaient dans un restaurant différent, parfois italien, parfois chinois, parfois mexicain, puis ils allaient rejoindre Wilhelm et les autres avec des poches en papier remplies de victuailles et ils se faisaient un repas de roi, assis sur les marches de l'église. Parfois ils vendaient, parfois ils jouaient aux cartes en riant jusqu'au soir. Mais le plus souvent, ils marchaient en ville en petits groupes de deux ou trois et partaient rejoindre des clients. Presque que des habitués, comme Teresa eut le loisir de comprendre. Ils se frappaient dans la main, s'appelaient par des surnoms ridicules dont le double-sens lui passait au-dessus de la tête.
Ils apprirent à vivre comme des bohémiens. Bien qu'ils aient un endroit pour dormir, ils passaient la plupart de leur temps dans la rue, parfois jusqu'à tard le soir. Ils sont vite devenus des adeptes de la cloche sans pour autant jamais faire la manche. Avec Edgar, on les méprenait pour des punks à chien, ce qui ne les dérangeaient pas. Olivier, bien qu'il travaillât pour eux aussi, était moins enclin à passer ses journées dans le froid. Très vite, il a repris les études (philosophie dans une université progressiste de Manhattan où il n'eut aucune difficulté à entrer) et ne participait qu'aux fêtes de nuit, une nuit sur deux. Le reste du temps, il travaillait ou dormait.
D'un côté, il était plus intelligent pour lui de faire cela, car un type en fauteuil à la rue qui vend de l'héroïne se fait paradoxalement plus remarquer que trois metalleux avec un gros chien noir. Ils s'amusaient vraiment. C'était une vie frivole, faite d'excès et d'éclats de rire, et tout cela convenait parfaitement à Teresa. Elle ne pensait plus, elle n'en avait pas le temps ; et ce repos bienvenu pour son esprit lui faisait le plus grand bien. Elle avait arrêté les opiacés et s'était tournée vers la fête, la cocaïne et l'alcool. Elle ne se posait pas la question de savoir ce qui était le mieux pour elle (tout paraissait mieux que l'horrible manque des Oxys et même les rudes redescentes de coke paraissaient douces) car cela semblait aller de soi. Elle souriait plus souvent, effet indésirable de la compagnie de Wilhelm et de Boris, et sniffait plus qu'elle ne mangeait. L'argent se mit à couler à flot et pour autant elle ne se demanda pas pourquoi les gosses préféraient rester dans la rue la journée plutôt que de faire la grasse matinée dans un appartement chauffé : leur condition avait un côté addictif qui avait certainement un rapport avec leur consommation de drogue et la rue avait un attrait qu'on ne pouvait occulter. Ils écoutaient du Guns and Roses et du Metallica sur une vieille enceinte ronde, ils racontaient des anecdotes hilarantes sur leur vie avant d'arriver à New-York (presque aucun n'était né dans la Grande Pomme) et ils vivaient leur vie de cette manière, une journée après l'autre dans la bonne humeur, à coups de bons repas un peu froids et de parties de Black Jack. Les flics ne passaient jamais. C'était le règne splendide de la déchéance.
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Les anges meurent aux balcons
General FictionÀ dix-sept ans, Teresa habite dans une cité mal famée en compagnie de sa mère héroïnomane et de son génie de petit frère. La dureté de sa condition ne lui fait pas croire à un avenir radieux mais elle n'imaginait pas que ses fréquentations la mènera...