Encore une fois, comme un film qui se rembobine, Teresa ouvrit les yeux sans se souvenir de comment et où elle avait atterri cette fois-ci. C'était un salon lumineux, avec de grandes baies vitrées ouvertes sur le grand ciel gris de Manhattan. Une table basse, beaucoup de fleurs. Des livres partout, par dizaines, entassés les uns sur les autres sans ordre précis dans des bibliothèques montants jusqu'au plafond. Un grand tapis qui avait l'air de coûter beaucoup d'argent.
Mais cette fois-ci, elle n'eut aucune révélation subite quand à l'endroit où elle s'était réveillée. Elle se redressa sur le canapé et regarda autour d'elle, cherchant une issue, mais un mal de crâne carabiné lui explosait les yeux. Elle ne voyait pas clair. Lorsqu'on pénétra le salon, au son de la porte, elle prit peur et se figea. Mais ce n'était que Barbe-Rousse ; le type du parc. Elle devina qu'elle avait atterri chez lui. Par quel coup du sort ?
Son anglais avait du mal à sortir de manière compréhensible.
- Hum, bonjour.
- Salut, fit-il d'une voix enjouée, une tasse de café à la main. Je t'avais promis le café, en voilà un.
Il avait une voix instruite et grave et calme, qui la rassura tout de suite. Elle reste tout de même sur ses gardes et n'eut même pas le temps de poser la question qui lui brûlait les lèvres.
- Ne t'en fais pas. On a même pas eu le temps d'atteindre le café. En fait, tu as tourné de l'œil en te levant du banc. Je suppose que tu ne t'en souviens pas, mais tu étais mal en point et comme j'ai supposé que... Enfin, l'hôpital ça fait toujours beaucoup de paperasse, n'est-ce pas.
Elle en fut terriblement soulagée mais ne le montra pas. En fait, elle n'osait prononcer un mot, mais elle avait deviné le fin mot de l'histoire. Ils avaient pris le métro, il l'avait ramené chez lui pour qu'elle dorme. Elle n'était pas extraordinairement rassurée, mais ce type respirait une certaine confiance, un truc apaisant. Celui d'une âme foncièrement bonne.
- T'as dormi pas mal de temps. Ça fait combien de temps que t'as rien mangé, dis-moi, petite ?
- Je m'appelle Lisa, dit-elle en le devançant, pour qu'il n'ai pas l'idée du mensonge qui lui traverse l'esprit. Et... Quelques jours. J'étais malade.
Elle était toujours sous le choc d'imaginer qu'elle aurait pu terminer à l'hôpital. Elle avait sa carte d'identité sur elle (l'avait-il vu ? Il pouvait savoir qu'elle mentait, mais son sourire à lui ne flêchissait pas) et ils l'auraient identifié. Le rapprochement aurait vite été fait. Elle porta une main à ses tempes.
- Mal à la tête ? J'imagine bien. Ça faisait beaucoup de Rhum pour un matin si tôt. Des choses à oublier ?
Heureuse de pouvoir répondre sans mentir pour une fois, elle haussa les épaules d'un air évasif. Le type s'installa dans un fauteuil en face d'elle avec son propre thé fumant.
- Et vous, c'est quoi votre nom ?
- Andy. Ton anglais est bon.
- Merci.
- Pourtant, j'ai entendu dire que l'éducation des langues en France battait de l'aile. Les mauvais élèves de l'Europe ou quelque chose comme ça.
- Je suppose que j'ai beaucoup lu.
- En anglais ?
Elle acquiesça.
- Quoi ?
Elle peinait à se souvenir. Sa mémoire lui jouait des tours depuis qu'elle se shootait aussi intensément.
- The Great Gatsby. Un peu de Shakespeare.
Il eut un regard comme pour dire "Wow" mais ne fit pas de commentaire. Il ne se forçait pas à faire la conversation ; cela semblait glisser sans effort hors de sa bouche. Teresa avait du mal à suivre, tant elle avait mal partout. Elle avait dû se cogner à la tête en tombant car elle sentait un hématome grossir sous son cuir chevelu.
- Et qu'étudies-tu à l'école ?
- Les sciences.
- Oh, une scientifique qui lit du Shakespeare, c'est intéressant.
Il disait cela comme s'il avait trouvé une perle rare, qu'il ne voulait pas laisser filer et qu'il voulait interroger plus encore.
- Quoi dans la science ?
- Un peu tout, répondit-elle en penchant la tête sur le côté. Surtout les maths et la physique. Tout ce qui est très théorique, en fait. Les paradoxes, les théorèmes. J'adore ça.
- C'est ce que tu veux faire plus tard ?
- Peut-être. J'ai un peu arrêté les études.
Ce n'était pas vrai ; elle ne les avait même pas commencé. Elle se mit à siroter son café avec prudence. Histoire d'être sûre que son estomac acceptait de garder le précieux breuvage. Elle regardait ses pieds, misérable.
- Tu es bien silencieuse.
Comment lui dire ? En avait-elle seulement envie ? Le voile noir de la dépression lié au sevrage qui rendait sa vision obscure, presque comme un filtre noir et blanc déprimant. Le dégoût ultime pour tout ce qui touche de près ou de loin à l'existence. Elle haussa de nouveau les épaules. Ses mains tremblaient, mais moins qu'elles avaient pu le faire auparavant, ces derniers jours. Elle soupira.
- Ce n'est pas grave. Je vais te laisser quelques minutes, et puis je te raccompagnerai à ton hôtel. Je te laisse pas rentrer toute seule dans cet état. Tu veux manger quelque chose ? J'insiste, dit-il en voyant son visage. On dirait que tu vas tomber par terre dans la seconde.
- Je veux bien de la soupe, oui, merci beaucoup.
Finalement, ils eurent une conversation très agréable autour de la table de la cuisine, Teresa buvant sa soupe avec l'assiduité d'un bon élève et Andy lui racontant ce qu'il faisait avant de se retrouver au chômage.
- J'étais professeur de lettres dans une petite université avancée.
- C'est-à-dire ?
- C'était un établissement où viennent les élèves en avance de plusieurs années ou des enfants spéciaux. C'est très prestigieux, il paraît. C'est très libéral aussi, alors les gosses s'arrachent les places. Le concours d'entrée est très sélect.
- Et vous n'y bossez plus ?
- J'ai eu quelques problèmes avec l'administration, et j'ai préféré quitter mon poste. Maintenant, je donne parfois des cours à domicile ou j'enseigne sur Internet. C'est fou tout ce qu'on peut faire en un clic désormais.
Il parlait comme un vieux, pourtant ne semblait pas avoir plus de trente-cinq ans. Peu à l'aise avec la technologie, en retard sur des domaines affolants, il aimait les vieux films de gangster en noir et blanc et le jazz. Il jouait de la contrebasse, lui dit-il. Il lui parla des derniers livres qu'il avait lu. C'était un orateur très talentueux et Teresa fut contente d'avoir une conversation de ce genre, malgré la fatigue et la noirceur qui l'habitait.
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Encore un nouveau personnage, eh oui. J'espère que je vous paume pas hehe
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Les anges meurent aux balcons
General FictionÀ dix-sept ans, Teresa habite dans une cité mal famée en compagnie de sa mère héroïnomane et de son génie de petit frère. La dureté de sa condition ne lui fait pas croire à un avenir radieux mais elle n'imaginait pas que ses fréquentations la mènera...