On a souvent demandé à Teresa ce qu'elle voulait faire dans la vie. "Quand tu seras plus grande." Réaliste et grave, elle répondait toujours qu'elle n'en savait rien en enchaînant avec "Mais j'aime bien les maths." C'est ce qui les étonnait toujours. Depuis qu'elle était en âge de lire, elle dévorait tout ce qui lui tombait sous la main, des recettes de cuisines aux grandes épopées de Jules Verne. Mais elle appréciait les connaissances inépuisables qu'apportent la lecture, et moins le côté stylistique de l'écriture bien qu'elle soit tout à fait capable de reconnaître la qualité littéraire d'une oeuvre ; seulement ce n'était pas ça qui l'intéressait.
Elle, elle aimait les chiffres. Elle aimait les assembler, les détruire et les reconstruire, fabriquer des formules, en déduire des expériences. Elle aimait jouer le savant fou, mélanger des composants, essayer, essayer et encore essayer jusqu'à trouver le parfait dosage. C'était son truc.
Depuis qu'elle était toute petite elle avait conscience du milieu dans lequel elle allait évoluer et n'avait jamais imaginé qu'il puisse devenir meilleur, ou même un peu plus vivable. Ils vivaient des allocations de sa mère, parfois aussi du maigre salaire d'un nouveau type qui squattait la maison quelques mois avant de s'en aller. Mais Teresa avait toujours insisté pour aller dans de meilleures écoles que la craignos du coin où allaient tous les enfants du quartier. Elle les évitait comme la peste, et elle avait de l'ambition. C'était la seule chose qu'elle demandait : ne pas reproduire les mêmes erreurs que sa mère.
Le matin, alors que tout son foyer était endormi, elle faisait en vitesse les devoirs qu'elle n'avait pas eu le temps de faire - ou oubliés - et avalait ses trois tasses de café quotidiennes. Elle allait à un lycée à plus d'une heure de métro de chez elle. Dans les souterrains, elle avait parfois la chance de profiter d'un joueur de violon ou de guitare, mais pas ce matin. Et ce matin, après deux heures de philosophie au cours desquelles elle allait rattraper son sommeil en retard, toute la classe avait deux heures d'orientation. Appellation stupide pour quelque chose de futile et stressant pour la plupart des élèves, et en particulier pour Teresa. L'état ne voulait pas lâcher dans la nature des jeunes bacheliers sans aucune idée de ce qu'ils voulaient faire ensuite. La plupart avaient déjà des pistes bien précises derrière la tête, mais les institution aimaient passer leur temps à prendre les adolescents pour de cons.
Gautier était accoudé à sa moto qu'il garait tous les jours devant le lycée, son joint matinal à la main. Teresa est allée le saluer, amusée par sa gueule de six pieds de long.
- Bah alors, le Bad Boy sans peur a mal dormi ?
- Ferme ta gueule, Tesa, c'est ta faute tout ça.
Il l'appelait Tesa depuis leurs plus jeunes années ; ils avaient grandi dans le même immeuble et il s'amusait à la frapper avec son cheval de bois dans le bac à sable rempli de merdes de chiens quand ils avaient à peine dix-huit mois. Il l'appelait Tesa parce qu'il n'arrivait pas à prononcer son nom en entier, à cause de sa dyslexie aiguë. Maintenant il pourrait l'appeler par son nom complet, bien sûr, mais l'habitude était restée. "C'est pas cool de m'entraîner dans des trucs comme ça et me laisser rentrer tout seul.
- Pardon ? Elle fit semblant de s'offusquer. C'est toi qu'a laissé une jeune fille de dix-sept ans sans défense rentrer à pied en pleine nuit, tu devrais avoir honte.
- Y'a longtemps que je me fais plus de soucis pour toi, répliqua-t-il avec un sourire.
Ils n'étaient pas dans la même classe mais se connaissaient depuis toujours. Petits, il la défendait des groupes de tyrans de la cour de récré et elle l'aidait à apprendre à lire avec une patience exemplaire. Elle l'aimait bien, il était drôle et n'en avait rien à foutre de sa couleur de peau ou de son orientation sexuelle. C'était bien le seul, dans leur quartier.
Teresa rejoignit sa classe à pas rapides. Ce putain de truc d'orientation. Elle avait presque oublié, mais ses merveilleux camarades de classe avaient bien songé à le lui rappeler, alors elle se sentait obligée d'y aller, suivre le groupe. Dans la queue, Louise, la grande blonde trop maquillée qui lui servait de voisine de table à cause de l'ordre alphabétique, mastiquait son chewing-gum tout près de son oreille. Alors qu'elle était déjà grande, bien plus que Teresa, elle faisait mine de se mettre sur les demi-pointes pour guetter le professeur.
- Force pas trop tu vas te faire un torticolis, lui dit Teresa en riant.
Elle avait fini par apprécier Louise. En début d'année elle la prenait pour une salope en jupe courte seulement là pour séduire tous les mecs qui passaient mais - même si elle remplissait à la perfection les critères d'avant - c'était surtout une fille agréable et généreuse qui possédait le plus grand répertoire de blagues sur les blondes qu'elle eut jamais l'occasion de rencontrer. L'autodérision, elle n'aimait ça que sans modération.
La première heure fut synonyme d'ennui mortel, les coudes sur la table, à écouter Louise lui raconter ses débats de la veille au soir avec un garçon de terminale. Alors qu'elle commençait à décrocher, distraite par le paysage morne de la fenêtre ouverte, Louise lui asséna un coup de coude dans les côtes pour attirer son attention. Tout en délicatesse.
-Eh, je pensais organiser une fête ce week-end, mes parents partent en Ecosse pour un mariage. Tu viendrais ?
- Tu sais bien que je ne vis que pour tes petites sauteries mensuelles, ma chère, répondit la jeune fille sans pour autant détacher son regard de la fenêtre.
- Tu pourrais... Tu sais ?
Surprise, Teresa se retourna vers elle. "Je sais quoi ?" Louise tritura une mèche blonde de ses cheveux et se rapprocha d'elle dans un geste de confidence.
- Ramener Gautier. J'ose pas aller lui demander de venir.
- Toi, ne pas oser faire quelque chose ? On aura tout vu.
Ce jour-là fut la première fois où la légendaire Louise se mit à rougir de manière enfantine. Teresa devait se concentrer pour ne pas éclater de rire.
- Il joue pas dans la même cour que nous, c'est un peu intimidant... Tu savais qu'il a fait de la maison de correction ?
Teresa sourit derrière ses mains en revoyant la mine dépitée de Gautier quand elle était allée le chercher en cellule de dégrisement un matin quand ils avaient à peine treize ans. Son père allait le tuer s'il l'apprenait alors il l'avait appelé à elle. Ça la faisait toujours rire l'image que les autres avaient de lui, avec sa moto et ses potes un peu effrayants qui vendaient de la cocaïne partout dans l'arrondissement. Fils à papa dans le mauvais sens du terme. Et malgré ça personne ne connaissait le garçon sensible avec qui elle avait grandi et qui se mettait à pleurer quand elle lui jetait au visage un lézard qu'elle venait de tuer.
Le professeur continuait son discours en agitant les mains, mais plus personne ne l'ecoutait. Teresa entendait encore sa voix quelque part dans un coin de son esprit. "Apprenez à voir large tout en tenant compte de l'étendu de vos capacités. Un champs de possibilités s'offre à vous, vous êtes jeunes et avez encore quelques mois devant vous pour décider dans quoi vous vous lancerez."
Aujourd'hui était le premier jour de la fin de sa vie.
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Les anges meurent aux balcons
Ficción GeneralÀ dix-sept ans, Teresa habite dans une cité mal famée en compagnie de sa mère héroïnomane et de son génie de petit frère. La dureté de sa condition ne lui fait pas croire à un avenir radieux mais elle n'imaginait pas que ses fréquentations la mènera...