Chapitre 6 - 5

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Vers seize heures, il devint flagrant qu'Olivier n'était pas allé faire les courses. Teresa s'inquiétait vaguement et Stella tenta de le joindre plusieurs fois sur son téléphone, en vain. À huit heures du soir, elles se mirent à paniquer sérieusement et décidèrent de faire le tour des planques de leur ami dans l'espoir de l'y trouver, plongé dans un livre où endormi. Il n'était nul part. Vers dix heures du soir, ils étaient tous chez Georges à se ronger les sangs. Luka tournait en rond autour de la table basse tandis que Gautier fumait à grandes bouffées volontaires, avachi dans le canapé. Il avait l'air serein et adoptait une attitude de jeune monarque, son œil au beurre noir ajoutant un côté sombre à son regard posé.

- C'est dans ses habitudes de disparaître comme ça ?

- Il est casanier, c'est rare qu'il quitte le hangar sans avoir une très bonne raison, répondit Stella entre deux taffes de son joint.

- Parfois, il part se promener la nuit quand il n'arrive pas à dormir, fit remarquer Teresa. Il était dans un sale état, hier. Il s'est peut-être perdu. Ou endormi sous un porche.

Il y eut un moment de flottement pendant lequel ils regardaient dans le vide, perdus dans leurs pensées. Ce fut Gautier qui rompit le silence pour la seconde fois.

- Il aurait une raison particulière de partir ?

Il n'était pas habituel de voir Gautier en position de leader de troupe aussi pragmatique. D'ordinaire, c'était Stella qui mettait son intelligence pratique au service des situations d'urgence. En l'occurrence, là, elle se rongeait un ongle dans un coin de la pièce sans rien dire, jetant des coups d'œil fiévreux à droite et à gauche. Elle releva la tête à la question de Gautier.

- Heu...

- Il ne va pas très bien, hein, fit remarquer Gautier en regardant sa montre. Ça fait un bail qu'on ne l'a pas vu. La dernière fois que je suis passé au hangar il était seul en train de descendre des verres en fixant le mur. Il ne m'a même pas entendu entrer.

- Vous croyez qu'il a des ennuis ? Avec d'autres personnes, peut-être par rapport au traffic ? demanda Luka.

Il était très pâle, l'air un peu malade et épuisé, comme s'il n'avait pas eu droit à une nuit complète depuis des semaines. Là encore, Teresa se sentait grandement impuissante, se contenta de continuer à balancer sa jambe furieusement dans le vide. Elle ne pouvait rien pour Luka, tout comme elle avait eu du mal à faire quoi que ce soit d'utile pour aider Olivier. Ils étaient tous bloqués dans leur individualité et étaient incapables de se sauver les uns les autres, c'était une vérité terrible et universelle.

- Je ne pense pas, souffla Stella.

Son regard croisa celui de Teresa. Elles pensaient à la même chose sans avoir besoin de le verbaliser. Les yeux de Stella avaient un éclat fiévreux qui ne lui ressemblait pas.

Elles partirent quelques minutes plus tard et Gautier décida de les accompagner. Luka avait proposé aussi, mais en vue de son état, Georges lui avait intimé d'aller au lit sans discuter, ce qu'il fit. Une fois dans la rue, tous trois s'arrêtèrent avec un air vaguement égaré sur le visage. Georges s'était adossé à un mur.

- Il vaudrait mieux appeler les commissariats, il s'est peut-être fait prendre à marcher saoul dans les rues hier soir.

- Il serait sorti, entre temps, fit remarquer Stella avec raison.

Teresa jeta sa cigarette au loin du bout des doigts. "J'aimerai appeler les hôpitaux."

Les deux autres avaient l'air d'approuver l'idée. Ils rentrèrent au hangar et s'installèrent autour de la table. Ce fut Teresa qui s'occupa des appels. Les jambes croisées, elle battait la mesure sur la table de ses ongles.

- Bonjour, nous cherchons un ami à nous, on ne l'a pas vu depuis hier soir et on est inquiet. ... Olivier Morrow. Oui, j'attends. ... Ah bon, très bien alors. Oui, merci. Au revoir.

Au bout du troisième coup de fil, ils eurent enfin une réponse. La femme de l'autre côté du combiné semblait au début de sa carrière de réceptionniste et se débattit avec les fichiers de l'ordinateur de longues minutes durant lesquelles Stella partit faire du café. Quand, enfin, la jeune secrétaire reprit le téléphone, elle avait l'air extrêmement contente d'elle.

- Alors, j'ai bien trouvé un monsieur Morrow dans mes dossiers, il nous est parvenu très tôt ce matin.

Teresa fit un signe aux deux autres et Stella se précipita vers elle, renversant au passage la moitié du café sur la nappe. "Elle dit quoi ? Ils savent où il est ?" Teresa mit un doigt sur ses lèvres.

- Il va bien ?

- Hum, d'après les informations dont je dispose il a été admis en réanimation.

- On peut venir le voir ? cria Stella d'une voix si forte que la réceptionniste eut tout le loisir de l'entendre et lui répondre.

- Je ne suis pas certaine qu'on vous laisse entrer ce soir, mais demain ça devrait être possible.

Malgré les dires de la secrétaire, les trois jeunes gens se hâtèrent jusqu'aux urgences aussi vite qu'il le purent. Bien sûr, il y avait ce jour-là une grève des bus et ils arrivèrent à l'hôpital bien après minuit. Stella tremblait et semblait difficilement contenir ses larmes. Georges la tenait fermement par les épaules et lui racontait des histoire. "Écoute, il vaut mieux qu'il soit en réa qu'à la morgue. Et puis je suis sûr qu'il n'est pas tout seul, ils ont dû appeler sa famille et tout." Ils se retrouvèrent perdus dans les couloirs du bâtiment, tentant de se repérer dans un dédale incompréhensible de chambres et d'escaliers.

Ils trouvèrent sa chambre au bout de longues dizaines de minutes, et celle-ci était close. Ils ont croisé un médecin qui leur adressa quelques mots, en ajoutant : "Vous ne pouvez pas le voir pour le moment. Rentrez chez vous." sans grand tact. Les nerfs de Stella lâcherent à peu près au même moment et elle s'assit sur un banc du couloir, la tête entre les mains. Teresa et Gautier s'installèrent de sorte à ce qu'elle se trouvât entre eux deux, pleurant tout son saoul.

Ils passèrent la nuit à attendre au même endroit, regardant se dérouler devant leurs yeux le ballet des médecins et des internes comme une danse hypnotisante et très peu séduisante. Vers le petit matin, alors que Stella s'était calmée et somnolait sur l'épaule de Gautier, la porte de la chambre d'Olivier s'ouvrit à nouveau, laissant sortir sa sœur, Linda. Elle s'arrêta net en les voyant tous les trois et se racla la gorge. Sa petite fille n'était nul part en vue.

- Bonjour, dit-elle d'une voix monotone.

- Bonjour, répondit Teresa en concurrençant le froid glacial de son regard.

On aurait dit deux robots qui communiquaient de manière très sommaire.

- Comment va-t-il ?

Linda pinça les lèvres. "Il irait mieux si vous vous étiez occupé de lui."

À ses côtés, Stella, qui s'était éveillée en sursaut, fondit de nouveau en larmes.

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J'aime trop les notes de fin de chapitre. Je sais pas si on peut considérer ce chapitre comme le début des choses méchamment sérieuses, mais je crois bien. Rpz Olivier.

Les anges meurent aux balconsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant