Chapitre 4 - 1

434 46 7
                                    

Lundi, Teresa retourna en cours pour la première fois depuis deux semaines. Elle n'avait pas pris la peine de rattraper et comptait sur Tim pour qu'il lui donne ses cahiers dans l'après-midi. Les jumeaux firent le trajet en métro avec elle ; ils étaient en dernière année de Bac Professionnel dans deux branches totalement différentes : Lionel était dans la pâtisserie et Sam dans le bâtiment. Teresa, elle, dût rejoindre sa salle de classe pour assister au premier cours de la journée. À sa surprise, le silence lourd de sens de ses camarades de classes lorsqu'ils la virent arriver au bout du couloir lui indiqua qu'ils étaient tous au courant des événements. Au fond, ce n'était pas très surprenant. Barthélémy avait dû s'occuper d'appeler le lycée, ou peut-être même que c'étaient les Services Sociaux qui l'avaient fait ; elle n'en savait rien. Tim fut le seul à ne pas agir différemment. Il s'installa à ses côtés, sortit ses affaires de mathématiques et lui passa une pochette pleine de documents.

- C'est ce que tu as manqué ces dernières semaines. (Puis à voix plus basse, penchant sa tête vers elle :) Le prof principal en a parlé mercredi. Personne s'attendait à ce que tu reviennes aussi vite. C'est pour ça qu'ils te regardent tous comme ça.

Elle lui était reconnaissante de ne pas faire preuve de sollicitude ou de ne pas lui adresser la parole d'une voix mielleuse, comme si elle était faite de verre qui pouvait se briser à tout moment. Tim se contenta de faire comme d'habitude et elle en était bien heureuse.

À midi, Teresa rejoignit Gautier devant le portail, comme après chaque repas depuis le début du lycée. Il se roulait une clope qu'il faillit faire tomber en la voyant arriver. Il la prit maladroitement dans ses bras et lui demanda comment s'était passé l'enterrement. Il y avait été convié mais l'agitation qui régnait dans son propre foyer l'avait retenu de s'y rendre.

- Ça s'est bien passé. Y'avait pas beaucoup de monde, mais c'était mieux comme ça. On l'a enterré près du quartier où elle a grandi. Y'avait seulement son frère qui est sorti en liberté conditionnelle pour assister à la cérémonie. Il était escorté par deux flics, c'était assez spécial comme ambiance.

- Les jumeaux étaient là ?

- Ouais. C'est là-bas qu'on reste avec Léo le temps qu'on lui trouve un foyer. Et après Barthélémy va demander l'adoption.

- Ils m'ont dit, ouais. Tu penses qu'il y aura droit ?

Teresa prit quelques secondes avant de répondre. Elle n'y avait pas véritablement réfléchi auparavant.

- Je l'espère. Ce serait ce qu'il y aurait de mieux pour lui. Pour eux, se reprit-elle après-coup.

- Et toi ?

Elle avait l'impression qu'on lui posait cette question à longueur de journée. Elle était trop fatiguée pour lutter.

- J'en sais rien, Gauthier, soupira-t-elle en haussant vaguement les épaules.

Il tira sur sa cigarette en la couvant d'un regard. Elle ne se sentait pas bien. Voilà des jours qu'elle se levait avec le même voile obscure sur ses pensées, l'empêchant de réfléchir correctement ou de vivre normalement. Il y avait en permanence ce poids si lourd qu'elle essayait d'ignorer et qui n'en devenait que plus dur à supporter. Sa mère lui manquait atrocement. Ou du moins sa mère du temps des derniers mois de sa vie, sa mère enjouée, heureuse de voir sa famille regroupée à une table pour le dîner, heureuse de sa vie quotidienne, riant, embrassant de ses bras Barthélémy qui rentrait du travail, heureuse de mettre en place l'anniversaire de Léo dans le secret pour qu'il ne se doute de rien, heureuse du goût simple et beau de l'existence.

Sans se l'avouer, Teresa avait peur de devenir comme sa mère. De se laisser submerger par la drogue, de glisser peu à peu sur la pente dangereuse où elle avait déjà posé un pied. Quelle vie était-ce qu'une vie d'abus, d'instabilité et de tristesse ? Car, si Agnès avait été véritablement heureuse vers la fin de sa vie, l'avait-elle déjà été auparavant ? Était-ce ce retour brutal à la malheureuse réalité qui l'avait convaincu de s'injecter la dose de trop ? Teresa prenait peu à peu conscience qu'elle ne connaissait pas sa mère. Elle n'avait jamais demandé à ce qu'elle lui conte sa jeunesse, qu'elle lui montre de vieilles photos ; elles n'avaient jamais partagé de longues conversations à rire des anecdotes de son enfance, d'à quel âge elle avait appris à marcher, à cette fois où elle avait eu la varicelle. Elle ne connaissait aucun des rêves de jeunesse de sa mère.

Et ce temps perdu n'était pas rattrapable, de manière définitive. Teresa se rendit soudain compte qu'elle fixait le sol depuis un moment, laissant Gauthier et sa conversation sans réponse. Il la regardait avec de grands yeux tristes, les mêmes yeux qu'il avait posé sur elle, à huit ans, quand trois garçons l'avaient coincé à la sortie des toilettes pour la rouer de coups, elle, la petite fille noire de la résidence. Il était arrivé et les avait massacré sans aucun état d'âme pour s'empresser de l'aider à se relever. Elle n'avait pas pleuré, dans sa fierté dont elle usait encore dix ans plus tard, dure comme la pierre. Il l'avait prise par le bras et l'avait accompagné jusqu'à un banc.

- J'comprends pas, avait-il demandé avec son innocence enfantine. Pourquoi ils sont si méchants avec toi ?

- C'est parce que je suis noire.

- Et alors ?

- Alors ils trouvent pas ça normal.

- Mais ça change rien ta couleur de peau, si ?

- Pour eux si.

Dix ans plus tard, ce même Gauthier, du haut de son mètre quatre-vingt-cinq, prit dans ses bras Teresa comme il l'avait fait, petit, dans cette cour de récréation. Et cette même Teresa ne pleurait pas, toujours pas. Pourtant, elle avait horriblement mal. Ils restèrent ainsi de longues minutes sans parler. Pas besoin de mots, ils se parlaient avec des émotions si fortes qu'il leur était douloureux de se croiser du regard.

Les anges meurent aux balconsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant