Teresa se sentait étouffer. À la fin de la première semaine des vacances, elle crut qu'elle allait devenir complètement folle à passer ses journées au chevet de sa malade, et après la tombée de la nuit, quand tout le monde dormait et qu'elle lisait dans la cuisine avec une tasse de café, elle décida d'aller prendre l'air. Comme chaque fois que la tension de la maison devenait trop grande ces dernières années, elle marchait en ville pendant une vingtaine de minutes dans le froid mordant. Son cousin, de deux ans son aîné, squattait un appartement dans les quartiers résidentiels un peu plus loin où il n'y avait presque plus personne, seulement des jeunes qui organisaient des orgies ou des teufs auxquelles la techno raisonnait si fort qu'elle faisait trembler les murs.
La jeune fille pénétra dans les bâtiments en se dirigeant plus au son que de mémoire. Elle n'allait pas voir Georges très souvent, mais ce soir elle avait besoin de s'oublier et les soirées de son cousin étaient les meilleurs endroits de la ville pour ce genre d'envies. Elle ne prit pas la peine de toquer à la porte, sachant pertinemment que personne n'entendait jamais les polis qui font preuve de respect pour la propriété privé. De toute manière, Teresa avait de sérieux doutes que cet endroit appartienne véritablement à quelqu'un aux yeux de la loi. Rien ici n'était légal.
Lorsqu'elle passa la porte, elle pénétra dans un univers parallèle dans lequel elle s'est toujours sentie si à l'aise : le monde de la rue, là où la déchéance est maîtresse. Un endroit où personne ne te demande jamais pourquoi tu fais ce que tu fais ; simplement un canapé, de la musique trop forte, des esprits embrumés par les "adoucissants" comme aimait les appeler Georges. C'était une ambiance particulière à laquelle elle était habituée depuis petite, quand son petit frère n'était pas encore né. Georges s'était beaucoup occupé d'elle quand sa mère traversait de très mauvaises phases, et il avait été préférable que la petite Teresa de dix ans traîne avec les mauvaises fréquentations de son cousin plutôt qu'exposée aux beau-pères dangereux, toxicomanes et parfois pire. Du moins dans l'esprit de Georges. Parce que de manière objective, avec du recul, Teresa essayait de s'imaginer une vie si elle avait été récupérée par les services sociaux. Elle n'y arrivait pas. C'était son quotidien, ça.
L'appartement était transformé en sauna si saturé de fumée qu'on y voyait pas à cinq mètres. Il n'y avait pas grand monde, ce soir, et Teresa en était heureuse. Elle s'installa sur le canapé en saluant de la main Gautier et ses acolytes Sam et Lionel, deux jumeaux ensommeillés l'un sur l'autre comme deux enfants. Gautier lui adressa un rapide sourire, occupé à se préparer un rail de poudre. Il avait un œil au beurre noir et Teresa n'arrivait pas à savoir s'il était simplement très défoncé ou s'il était triste, courbé vers l'avant et le regard fuyant. Repère des âmes en peine, radeau des noyés clandestins.
Georges débarqua de la cuisine en titubant, hilare et heureux à la vue de sa petite cousine. "Teresa ! Quelle surprise, on t'attendait pas ce soir ! Comme va Agnès ?"
Il parlait de sa mère. Elle se leva pour se laisser embrasser et lui raconta en deux mots Barthé, Hélène, le piano de Léo.
- Wow, c'est devenu une parfaite petite famille on dirait, ria-t-il d'une voix pâteuse.
Il était drôle avec ses paupières qui tombaient un peu, son balbutiement maladroit et son regard vide. Teresa ne se souvenait pas de la dernière fois qu'elle l'avait vu clean. Il trébucha sur un coin de la table et renversa quelques verres en jurant à haute voix. Il tomba de tout son poids sur les jumeaux qui ouvrirent les yeux sans grande conviction. Lionel le traita d'enculé en le repoussant sans force et son bras retomba contre son torse. Teresa étouffa un rire.
- Hey, Tesa, sers-toi à boire tu vas dessécher ! J... J'ai récupéré de l'AKA dans l'après-midi, tu vas m'en dire des nouvelles.
Il montra d'un geste les pochons disséminés sur la table, entre les bouteilles, les feuilles à rouler et les pailles coupées. Un couple sortit de la cuisine à son tour et lui lancèrent un bonsoir impersonnel. Elle ne pensait pas les avoir déjà vu. Georges les présenta rapidement avant de tomber avec un soupire de soulagement dans le gros pouf rouge criblé de brûlures de cigarettes. Son teint virait un peu au blanc et Teresa devina que la soirée avait dû commencer il y a déjà plusieurs heures. Elle se servit un verre avant de hurler à Gautier par dessus la musique : "Où est Luka ?"
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Les anges meurent aux balcons
General FictionÀ dix-sept ans, Teresa habite dans une cité mal famée en compagnie de sa mère héroïnomane et de son génie de petit frère. La dureté de sa condition ne lui fait pas croire à un avenir radieux mais elle n'imaginait pas que ses fréquentations la mènera...