Chapitre 10 - 6

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Elle prit son temps. Prit une douche chaude dans les cabinets de monsieur  pour se laver de tout ce sang. Lorsqu'elle ressortit de la salle de bain, elle était femme neuve. Elle se regarda un instant dans le petit miroir du vestibule : malgré ses traits creusés et son teint livide, elle avait le regard noir, dur, fixe, déterminé. Elle n'était plus seulement que Teresa : elle avait tué. Elle se rendit compte qu'Olivier avait dû se sentir pareil : tel un serpent qui mue ou un un phoénix qui renait de ses cendres. Mais maintenant, Olivier était mort aussi et cela n'avait servi à rien. Elle pensa à son ami. Elle ne pouvait pas décemment le laisser pourrir dans la chaise roulante. Encore fallait-il retrouver la salle où on l'avait laissé. Ce fut tâche aisée, la petite maison au milieu du désert n'avait que trois pièces, avec en plus la cave : le bureau avec le type mort, une petite chambre sordide avec salle de bain et le salon-cuisine où le carnage avait eu lieu. Olivier n'avait pas bougé. Bien entendu ; il ne bougera jamais plus.

Teresa se mit à pousser le fauteuil hors de cette maison morbide, et découvrit à l'extérieur le désert, à perte de vue. Secrètement, elle avait caressé l'espoir que Stella l'attendrait dehors, à l'ombre d'un arbre en fumant une cigarette, mais il n'y avait pas plus de Stella que d'arbre. Il faisait une chaleur mortelle et il n'y avait pas un centimètre d'ombre. Sans savoir vraiment ce qu'elle faisait, elle se mit à marcher à pas lents, éreintée par son jeûne forcé et la torture à répétition, tout en parlant doucement à Olivier. Sans connaitre les raisons d'un tel manège, on l'aurait pris pour une folle.

- Allez, Olivier. On va trouver une voiture. Doit bien y avoir des gens qui passent par ici, parfois, non ?

Très vite, elle se mit à halluciner à cause de la chaleur extrème et se perdit en divergences poétiques. Le désert s'étendait à l'infini à gauche, à droite et tout devant. La chaleur faisait remonter un vent chaud du béton sur lequel Teresa brûlait ses pieds nus. 

- C'est beau, le désert, pas vrai ? Est-ce qu'on est pas mieux ici que dans notre hangar de merde ? Ici, même les oiseaux semblent heureux. 

Mais ils ne croisaient aucune voiture. Après des heures de marche, Teresa entendait presque Olivier lui répondre.

- Alors on va retourner à New-York, tu penses ? Je vais revoir mon petit frère et tout ça...

- Il doit avoir bien grandi, maintenant, hein ?

- C'est sûr. Des années qu'on l'a pas vu !

- Je suis sûr que c'est devenu une bête de pianiste. 

- Ouais.

Un silence.

- J'ai faim.

- Je sais, Oliv'. Moi aussi. J'ai tellement faim que je peux sentir chaque atome de mon estomac individuellement.

Les heures passaient et ils ne croisaient personne. Au bout d'un temps infini, rongés par la faim, la soif et la chaleur, le jour se mit à décliner progressivement et ils virent se dessiner au loin, comme un mirage, une minuscule station essence. De quoi avait-elle l'air, à cet instant ? Salie par la poussière, avec seulement une large veste d'homme volée sur le cadavre de leur bourreau, pieds nus, trainant plus qu'elle ne poussait la chaise roulante agrémentée d'un cadavre couvert de mouches. Un type les vit arriver de loin - il n'y avait jamais foule par ici - et se mit à parler très fort d'un air paniqué avec un accent si prononcé que Teresa ne comprenait pas un traitre mot de ce qu'il disait. De toute évidence, il avait vu le cadavre. Teresa, à bout de force, se laissa tomber dans la poussière et entreprit de lui expliquer sa situation d'une voix saccadée.

- Monsieur, monsieur, quelqu'un a tué mon ami, j'ai faim, j'ai...

Il tenta de la rassurer. Il tenta de lui faire lâcher le fauteuil auquel elle s'agrippait avec force. Il tenta de lui faire boire de l'eau. Elle délirait complètement. Elle mit quelques longues minutes à se calmer et se remit peu à peu à avoir des propos plus cohérents, à peu près au moment où le type de la station service allait appeler la police, ou bien les blouses blanches, ou bien les deux. 

- Posez ce téléphone. 

Elle était assise à l'intérieur, dans l'enceinte climatisée. Le type avait fermé l'établissement en retournant la petite pancarte "Ouvert" à l'entrée et ne cessait d'observer Olivier du coin de l'oeil d'un air horrifié. Teresa le rassura. Après cinq barres chocolatées et un bon litre d'eau, elle avait de nouveau les idées claires, bien qu'elle se sentit si fatiguée qu'elle menaça de tomber assoupie en plein milieu de sa phrase.

- Vous allez envoyer la police pour qu'on enterre mon ami en bonne et due forme. Quand à moi, vous ne m'avez jamais vu. 

Une chanson de Queen résonnait quelque part, sortant d'un des hauts parleurs de la petite épicerie. Le type avait accepté, tout de même après avoir insisté pour qu'elle attende un automobiliste pour repartir en stop. Elle n'aurait pas survécu à une nouvelle marche dans le désert.

- New-York ? Ca va prendre des jours, en stop, tu veux pas plutôt prendre le bus ?

- Le stop, c'est le mieux, vous en faites pas.

Elle fit ses adieux à Olivier sans une larme de plus et alla s'asseoir dans la poussière du désert avec une brique de jus de fruit et une cigarette pour attendre un véhicule qui aurait besoin de faire le plein. Elle partit avant que les flics n'arrivent, ne les vit pas embarquer Olivier et ne sut jamais où il fut enterré, pas plus qu'elle n'entendit jamais parler de Stella après ce jour.

Les anges meurent aux balconsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant