Chapitre 3 - 4

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Sam et Lionel attendaient tous deux derrière la porte lorsque arrivèrent Teresa et Léo, escortés des types des services sociaux qui les avaient appelé plus tôt. Ils se pressèrent dans l'entrée, Sam embrassant avec chaleur Teresa, Lionel son petit frère. Ils avaient pleuré, eux aussi. Il faut dire que leur mère aussi était décédée et leurs blessures se rouvraient en même temps que celles de Teresa se formaient. Leur père, un grand homme barbu à l'air compatissant, accueillit Barthélémy et Luka (qui avaient voulu venir même s'ils n'appartenaient pas à la famille) et les accompagnateurs, pour avoir une conversation dans la cuisine, loin des oreilles des plus jeunes. Les jumeaux escortèrent Teresa, Léo et Luka dans leur chambre. Tous deux s'assirent à même le sol, sans un mot. Les mots ne pouvaient pas panser ces blessures-là.

Ils mirent un dessin animé en fond. Léo le regardait avec les yeux vides d'émotion, sans lâcher la main de sa sœur. Ils passèrent l'heure qui suivit à fumer des cigarettes dans un silence de mort. Luka était encore en clair état de choc. C'était une bonne chose qu'il soit resté avec eux. De toute manière il aurait certainement été incapable de rentrer seul chez Georges. Il avait toujours le visage aussi pâle et les mains tremblantes. Le silence était lourd. Personne ne l'écoutait.

Finalement, le père des jumeaux, Pierre, toqua à la porte avant de passer sa tête par l'embrasure.

- Je peux entrer ?

Il n'attendit pas de réponse et pénétra dans la pièce, s'assit entre ses deux garçons et posa une main sur leurs épaules.

- Teresa, Léo, dit-il pour capter leur attention. Myriam (c'était la femme des services sociaux) travaille à vous trouver un foyer. Vous allez rester habiter ici quelques temps, si vous êtes d'accord. Vous pourrez dormir dans la chambre d'amis ensemble. Vous êtes ici chez vous. Les garçons, Luka, ajouta-t-il après une petite pause pendant laquelle Teresa le remercia à mi-voix, venez quelques secondes.

Luka lança un regard apeuré vers Pierre et suivit le mouvement, non sans lancer un dernier coup d'œil réconfortant à Teresa. Lorsqu'ils eurent fermé la porte derrière eux, Léo leva ses yeux intelligents vers sa sœur qui le prit dans ses bras. Il pleurait un peu, renifla dans son tee-shirt.

- On va habiter là, maintenant ?

Teresa réalisa alors qu'elle était majeure la semaine prochaine. Elle risquait ne jamais voir la couleur du foyer où Léo allait habiter. Pouvait-elle se déclarer tutrice de son frère, pour ne pas le laisser seul ? Elle n'avait aucun revenu, simplement la maison familiale qui lui revenait par héritage et dans laquelle elle ne se sentait pas capable d'entrer à nouveau. Elle allait devoir le laisser seul affronter d'autres enfants, l'abandonner dans un nouvel environnement, lui qui n'allait même pas à l'école. Elle s'excusa d'une voix presque inaudible et serra Léo dans ses bras avec ferveur. Elle ne voulait pas le laisser partir. Et vu avec quelle force il lui rendait son étreinte, lui non plus ne voulait pas être envoyé loin d'elle.

Les jours passaient avec une étrange lenteur, comme si chaque heure s'étirait de manière exponentielle et se fondait avec l'heure suivant, de sorte que le passage du temps devenait un magma incompréhensible et désorientant. Teresa passait le plus clair de son temps au lit, la tête vide. Elle ne se levait que pour assister aux repas, sans grande conviction, pas apte à faire la conversation, et retournait se coucher dès que possible. Léo, lui, ne faisait pas de vague, comme à son habitude. Les jumeaux jouaient beaucoup avec lui pour lui changer les idées. L'après-midi, on pouvait les entendre jouer au foot dans l'arrière-cour, ou alors ils partaient promener les chien dans le parc. Le soir, dès la nuit tombée, Teresa se glissait hors de la chambre, incapable de dormir, et rejoignait les jumeaux sur le balcon. Ils passaient la soirée à méditer, avec peu de paroles échangées et fumant joint après joint sur un fond instrumental de jazz, les yeux perdus dans le ciel sombre.

Leur mère était décédée dans un tragique accident de la route alors qu'ils avaient onze ans. Leur petite sœur, Emilie, avait à peine quatre ans ; l'âge de Léo. Leur père, qui était au volant, avait dû gérer sa culpabilité pendant de longues années. Il avait bu, avait heurté un arbre de plein fouet sur une route nationale en campagne. Depuis ce jour, il avait refusé de passer derrière le volant d'une voiture. Lionel et Sam racontèrent à voix basse les années qui s'étaient écoulées après l'accident, le malheur de Pierre, sa douleur, comment il s'était refermé comme une huître à toute aide extérieure et comment l'adolescence des jumeaux n'avait été que chuchotements, obscurité des volets fermés, à s'occuper sans faire de bruit pour ne pas réveiller leur père, à s'occuper d'Emilie, apprendre à cuisiner sur le tas et se nourrir de cordons bleus et de pâtes tous les jours. Une histoire étrangement similaire à celle de Teresa, et c'est pour cette raison aussi qu'ils avaient été les premiers à qui elle a pensé quand Myriam Des Services Sociaux avait demandé un numéro de téléphone.

Pierre était un exemple parfait de sollicitude paternelle. Il avait toujours le mot pour réconforter et n'était rien d'autre qu'un mètre quatre-vingt-dix de pure gentillesse et de petites attentions. Il insista pour que Barthélémy vienne chaque après-midi après son travail (il était instituteur dans une école primaire) et partageait avec lui un café, une cigarette et son histoire personnelle. Teresa ne comptait plus les après-midi où, étendue toute habillée au-dessus de son lit fait, elle pleurait en silence en entendant le témoignage de Pierre et les sanglots de Barthélémy, étouffés, pourtant pas honteusement cachés. Il montra par la suite un courage incroyable contre l'épreuve immense qui fut de surmonter la mort de son ex-future femme. Son amour envers Léo était fait d'une véritable fibre paternelle, lui qui n'avait pas d'enfant.

Un soir, alors que le joint naviguait de mains en mains, Teresa aborda un point qui jusque là était resté tût.

- Je fête mes dix-huit ans la semaine prochaine.

Sam faillit s'étouffer avec la fumée et son frère dut lui taper dans le dos pour qu'il se remette de ses émotions.

- Mais c'est génial ! Tu veux qu'on organise quelque chose ?

Teresa secouait la tête.

- Non, c'est pas ça. Quand j'aurai dix-huit ans je serai plus à la charge de l'Etat en temps qu'orpheline. Je vais devoir me démerder. Ça veut dire que tous mes projets d'étude tombent à l'eau et que je vais me retrouver à la rue.

Il plana un silence lourd de sens sur le balcon, tout à coup.

Les anges meurent aux balconsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant