Chapitre 1 - 5

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Teresa se souvenait d'un soir d'hiver où son petit frère et elle se serraient dans le même lit pour combattre le froid. Il commençait à peine à faire des phrases complètes et devait avoir un an et demi. Le train de nuit les réveilla tous deux en sursauts et après être restés quelques instants silencieux dans l'obscurité, il lui demanda avec sérieux : "Teresa, est-ce que j'ai deux mamans ?"

Elle lui avait répondu que non, il n'en avait qu'une, et que c'était la même que la sienne. Elle savait bien à quoi il essayait de faire allusion sans encore pouvoir poser des mots dessus, à savoir pourquoi le caractère de leur mère changeait si radicalement entre sobre et défoncée pour passer d'une mère aimante et attentionnée à cadavre au fond du canapé incapable de répondre à des questions aussi simples que "Est-ce que Léo a pris sa douche aujourd'hui ?".

Ainsi, quand le lendemain de l'incident "Gerard" Teresa prépara son café avant d'aller au lycée, elle tomba sur sa mère dans la cuisine. Elle était déjà réveillée et buvait un verre d'eau, appuyée à l'évier. Lorsqu'elle vit sa fille, son visage prit la couleur honteuse de l'aveu et elle détourna les yeux. Indifférente, Teresa mit l'eau du café à chauffer et lui tourna le dos.

"Gerard a foutu un sacré merdier, hier. Tes rideaux sont foutus, mais de toute façon ils étaient très moches.

- Teresa, ma chérie... Je suis désolé pour hier soir."

Elle pouvait presque l'entendre se tordre les mains d'un air coupable.

"C'est rien, déjà oublié.

- Si, si, je suis tellement désolée. Je sais très bien que si j'arrêtais tout vous auriez plus d'argent pour..."

Teresa la coupa d'une voix sèche, toujours dos à elle. Ce discours d'excuse, elle l'avait trop entendu. Bien sûr que si elle arrêtait de se piquer elle pourrait offrir des vêtements décents à ses enfants, elle pourrait leur offrir une éducation digne de ce nom, et elle pourrait peut-être même leur éviter la tragédie qu'ils se retrouvent orphelins avant que Léo n'ai atteint la barre des dix ans. Mais Teresa se contentait de secouer la tête à ces paroles. C'est bien beau de s'excuser, mais si elle avait un tant soit peu d'estime pour ses enfants elle les confierai quelques mois, voir quelques années à une institution et elle irait en cure reprendre sa vie en main. Seulement sa vision de "prendre soin de ses enfants" semblait signifier continuer à évoluer dans un environnement défavorable à sa guérison tout en vivant avec eux sous le même toit.

Du haut de ses dix-sept ans, Teresa n'avait pas son mot à dire. On ne peut pas forcer quelqu'un à abandonner ses enfants et elle se contentait de veiller sur Léo au détriment de son adolescence gâchée. Cela lui importait peu, de toute façon. Cependant, cette heure d'orientation du lycée lui avait fait prendre conscience qu'elle ne pourra pas laisser Léo tout seul avec sa mère pendant ses études. Elle en perdait presque le sommeil.

Sa mère s'était mise à pleurer, encore. Ennuyée, Teresa abandonna son café sans le boire et embrassa sa mère sur la joue avant de partir précipitamment. Elle détestait ce genre de discours larmoyant auquel elle avait droit trop souvent à son goût et préférait s'en aller.

Tim insista pour remettre au soir même leur café écourté de la veille. Il semblait d'excellente humeur et chantonnait à mi-voix alors qu'ils traversaient la rue. Lorsqu'elle lui demanda ce qui le rendait si joyeux, il lui répondit que c'était une surprise. Il ne rentra pas dans le bar et se contenta de continuer à remonter la rue, silencieux et un sourire satisfait sur les lèvres.

"Bon, qu'est-c'que tu me caches ? Danny Boon est mort pendant la nuit et je suis pas au courant ?

- Oh, non, malheureusement il est toujours vivant," dit-il en faisant la grimace. "Mais j'ai quelque chose à te montrer et tu vas adorer."

Elle hésita à lui rappeler qu'ils avaient dépassé le café mais se contenta de le suivre en silence. Bien qu'il ne soit pas très bavard, sa bonhomie le rendait plus loquace que d'ordinaire.

"Rien de grave, hier soir ?

- Quoi ?" demanda Teresa distraitement, l'esprit ailleurs.

"Hier soir, ton urgence chez toi.

- Oh, non, Léo était tout seul à la maison, et il a cru qu'il y avait le feu alors que c'était juste une miette coincée dans le grille-pain.

- Tes parents le laissent tout seul chez vous à quatre ans ?

- Il est débrouillard."

Elle lui lança un regard qui laissait entendre qu'elle préférait arrêter la conversation là et il fit un signe de la tête de compréhension. Elle détestait mentir, bien qu'elle soit assez douée dans le domaine ; cependant cela l'ennuyait de raconter n'importe quoi à Tim qui était la personne de son entourage qui se rapprochait le plus d'un "ami". Et puis il n'avait pas besoin de savoir.

Il la guida dans les ruelles de la ville et finalement, ils arrivèrent devant une devanture vieillie en bois sans vitrine, juste ornée d'un panneau en bronze annonçant "Chez Nono". Tim poussa la porte devant lui et lui fit signe de rentrer. Une odeur agréable de poussière et de livres anciens lui parvint alors aux narines. Un sourire conquis s'imprima instantanément sur ses lèvres. Elle émit un léger sifflement d'admiration mais se garda bien d'articuler un seul mot. Elle laissa son regard papillonner à droite et à gauche, s'accrocher à chaque détail, chaque élément de décor. La boutique n'était pas très grande et ne comportait que de grandes étagères qui couvraient chaque pan de mur. Le mur de gauche ployait sous des dizaines et des dizaines de larges volumes reliés en cuir. Aucun livre ne devait date d'après 1980. À droite, les étagères étaient remplies d'instruments de physique vieillis qui ne devaient sans doute plus être d'utilité.

Elle promena ses doigts sur le bord des étagères, apprécia la douceur du large tapis rouge brodé d'or sous ses pieds, laissa ses yeux se perdre dans les modèles réduits de planètes, de galaxies et de squelettes d'animaux préhistoriques accrochés au plafond. Elle en avait presque oublié la présence de Tim, juste derrière elle et sursauta lorsqu'il posa une main sur son bras. "Alors, ça te plait ? J'suis tombé sur cette boutique hier après ton départ en me promenant, et j'me suis dit que ça pourrait te plaire."

Elle allait répondre lorsqu'une porte s'ouvrit au fond de la pièce, à droite d'un grand bureau en chêne qui disparaissait presque sous la tonne effrayante de papiers, de bibelots et de livres empilés les uns sur les autres. En sortit un homme atypique, comme on en rencontre par deux fois dans une vie, affublé d'un chapeau comme on en trouve chez les explorateurs en Amazonie et d'un long manteau gris en mauvais état. Il avait la présence étonnante d'un très vieux sage tout en ayant la vivacité d'un enfant dans son regard, mais son attitude traduisait quelque chose de tout à fait différent, comme une retenue ou une peur qu'il essaierai de cacher. La première pensée de Teresa fut qu'il avait fait la guerre. Pourtant, il semblait bien trop jeune pour avoir participé à la Seconde Guerre mondiale mais pas assez aguerri pour avoir été recruté pour l'Afghanistan. Il s'appelait M. Redkar.

"Ah, ravi de te revoir, Tim. Je ne pensais pas que tu allais revenir si vite avec ton amie... Teresa, c'est bien ça ?"

Un peu soufflée par la présence magnétique étonnante du propriétaire des lieux, elle se contenta de hocher la tête. Tim était aussi content qu'un enfant à Noël.

"Laissez-moi vous faire visiter les lieux," dit M. Redkar avec un sourire. "Vous voulez du thé ?"

Quelque part au fond de la boutique, une pendule chanta sept heures du soir.

Les anges meurent aux balconsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant