Chapitre 4 - 3

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Stella et Olivier étaient de drôles de personnages. Il étaient arrivés en ville deux ans auparavant, dans le plus grand des hasard, débarquant en stop et en quète d'aventures. Ils rencontrèrent Georges, qui avait la fâcheuse tendance à se lier d'amitié avec les gens les plus atypiques qu'il trouve, et se sont tous les trois très bien entendus à la première conversation. À l'époque, Georges vendait un peu de coke autour de lui, mais surtout pour payer sa consommation personnelle. Stella, qui n'avait jamais mis un pied dans le milieu de cette sorte d'économie souterraine, s'intéressa tout de suite à l'excitation de l'interdit et à la facilité des transferts d'argent. Olivier, plus sage, était resté sur la réserve, mais très vite sa soif d'aventure avait pris le dessus.

Stella et Teresa se sont tout de suite entendues. Stella était partie de chez ses parents à seize ans, pour ce qu'elle aimait appeler des "différents idéologiques aigus". Elle jouait de la guitare électrique, attachait ses longs dread-locks en un chignon anarchique au sommet de son crâne et mâchait presque en permanence du chewing-gum à la fraise. Elle était drôle et brillait d'une intelligence pratique extraordinaire. Depuis ses seize ans, elle fuyait les foyers d'accueils pour jeunes et penchait plus pour les groupements de punks qui traînaient sous les ponts.

"C'est la vie que j'ai toujours voulu vivre ! Je supportais pas l'idée de dépendre de l'économie, d'avoir une vie rangée. Pas étonnant que je me retrouve finalement dans un garage à vendre de la MD."

Elle s'était toujours débrouillée avec un talent hors du commun. Elle prenait le train en fraude de manière si intelligente qu'elle ne s'était jamais fait prendre. Elle arrivait à soudoyer des commerçants pour avoir des passes VIP pour les concerts auxquels elle voulait assister. Elle avait dormi dans des parcs, dans des parkings souterrains, dans des vestiaires de piscines publiques. Elle était SDF par choix, choix qu'elle revendiquait.

"Enfin, je sais pas si je suis encore SDF maintenant qu'on a trouvé cette planque avec Oliv'. Ce qui est sûr, c'est qu'on aura jamais de travail à trente-cinq heures ni de maison familiale avec la Renault et le chien en laisse."

Et quand on lui disait que la vie était trop longue pour savoir d'avance ce qu'elle fera dans le futur, elle répondait que la vie était bien trop courte pour se ranger dans une normalité banale et assomante. Elle vivait de boissons Monster et de cigarettes roulées à cinq euros le paquet.

Olivier, lui, maintenait son look de punk sous LSD de manière très sérieuse. La tête rasé sur un côté, il se teignais les cheveux en rose éclatant tout seul une fois par mois et il portait un nombre incroyable de boucles d'oreille de toutes sortes. Tous deux s'habillaient en baggies militaires et en sweat shirts à l'effigie de groupes qu'ils appréciaient. Olivier possédait une paire de bottes cloutées qu'il chérissait comme ses enfants. Il était plus calme que Stella - plus silencieux, aussi. Cela était partiellement dû à sa consommation d'hallucinogènes qui lui rendaient le monde réel ennuyeux et lui faisait traîner une dépression agravée et en même temps supportée grâce aux substances. Comme il aimait le dire, le LSD était la cause et la conséquence. Il lisait beaucoup, aimait Zweig, Zola, Corneil. Lui s'était fait virer de chez lui après avoir été surpris par son père avec un garçon. "Un coup de malchance, je suis bisexuel," disait-il en riant.

Néanmoins, les évènements et son bourreau de père l'ont précipité dans cette vie de précarité qu'il regrette souvent. Il n'était pas là par choix et en souffrait beaucoup. Il n'était pas du genre à s'apitoyer sur son sort mais parfois, on pouvait lire la tristesse percer dans son regard et résonner dans le silence qui l'entourait. Teresa l'apprécia très vite aussi et eut le loisir de passer des soirées enflammées avec lui pour parler de littérature et boire du rosé à deux euros. Ils vivaient avec un deuxième garçon appelé Jules, fils de musiciens réputés qui passait ses journées à pécher dans la rivière et que Teresa ne voyait presque jamais, et qui déménagea quelques jours après son arrivée.

La première fois qu'Hélène est venue au hangar par curiosité, elle en était repartie pleine de réserves.

- Tu veux vraiment habiter là ?

- Ils sont adorables. Et puis y'a pas de loyer à payer.

- Tu préfères vivre ici que venir habiter un temps avec moi en attendant de trouver quelque chose de stable ?

Teresa n'arrivait pas à trouver les mots pour lui expliquer qu'elle ne voulait plus dépendre de personne, et surtout faire le deuil de sa mère pour passer à autre chose. Et puis si la vente de drogue devait être son seul moyen de pouvoir se payer des études l'année prochaine, elle acceptait de prendre les risques nécessaires. Mais ça, elle ne pouvait pas le dire à Hélène.

Le vendredi qui suivait son installation avec Stella et Olivier, elle rentra des cours trempée par la pluie, se précipitant à l'intérieur pour échapper à l'averse. Stella lui bondit presque dessus et se mit à hurler dans son oreille.

- Ce soir y'a une fête chez Georges pour fêter tes dix-huit ans !

- Merde, sérieux ? demanda Olivier à l'autre bout de la pièce avec étonnement, hôtant les mots de la bouche de Teresa.

- Mais oui abruti, t'étais là quand on l'a décidé. T'es jamais connecté ou quoi ?

Olivier évita le coussin que Stella lui lanca dessus et offrit un petit sourire désolé à Teresa.

- J'ai pas fait gaffe.

- Ouais c'est ça, dit aussi qu'on t'emmerde.

Il n'essayait même pas de discuter avec elle. Après des années à la côtoyer, il savait comment l'appréhender pour ne pas la rendre encore plus insupportable qu'elle ne l'était déjà.

- C'est ce soir chez Georges et Luka. C'est lui qui nous a mis au courant dans l'après-midi. Tu veux nous aider à faire les courses ? Il reste quelques trucs à acheter.

Voilà comment Teresa se retrouva entiché de ses deux colocataires dans les allées désertes d'un Lidl à quelques dizaines de minutes de la fermeture. Stella, fidèle à elle-même, véritable bombe humaine à l'énergie illimitée, se laissait rouler, appuyée sur le cadi, en roucoulant un air de Carmen entre ses dents, tandis qu'Olivier suivait distraitement Teresa, légèrement à sa gauche, silencieux et pensif, les mains dans les poches. Les deux étaient comme le jour et la nuit. De nature peu bavarde et assez énigmatique, Teresa se sentait bien en présence de l'un comme de l'autre, bien que parfois l'expansion bruyante de Stella lui refilait un bon mal de tête pour toute la soirée. Elle roulait de rayon en rayon en chantant, les attendait près des bouteilles de lait d'un air irrité et repartait d'un coup de talon un peu plus loin pour recommencer son manège dans un autre rayon. Elle voulait acheter de petits chapeaux pointus en carton de toutes les couleurs. Olivier n'était pas d'accord.

- C'est pas ses huit ans, Stella, voyons, c'est pour les enfants ça.

- Peut-être que j'ai envie de rester une enfant, roh.

Elle articula silencieusement les mots "rabat-joie" en le pointant du doigt, tournée vers Teresa. Cette dernière eut un petit gloussement amusé à les regarder se chamailler comme des gosses.

Leur relation n'avait jamais été clairement définie. Etaient-ils ensembles ? Il semblait qu'ils cohabitaient simplement avec un lien de très fort amitié qui tenait presque du lien de sang. Ils s'aimaient certainement de manière inconditionnelle mais passaient leur temps à se tapper sur les doigts, exaspérés l'un de l'autre. Teresa sentait que sa colocation avec eux tournait une nouvelle page dans l'histoire de sa vie et elle espérait que celle-ci sera plus lumineuse que la précédente.

Les anges meurent aux balconsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant