Chapitre 2 - 2

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"Tu sais ce que je me demandais ?" hurla Tim par-dessus la musique en agitant le bras si brutalement qu'il faillit renverser tout le contenu de son verre sur ses genoux.

La maison de Louise était parfaite pour organiser des fêtes. Elle habitait très loin du centre de Paris - plus d'une heure et demi de voiture, en fait - dans une petite maison carrée avec pleins de chambres, un immense salon et un large compartiment à boisson dans le frigo. Et comme la maison d'à-côté avait brûlé l'année précédente, elle n'avait pas de voisins. Il n'aurait manqué qu'une piscine, mais la maison n'avait qu'un petit jardin tapissé d'herbe artificielle derrière la terrasse.

Tim en était à son troisième verre de Rhum et il commençait à avoir du mal à prononcer certains mots.

"Je me demandais, Léo c'est ton demi-frère n'est-ce pas ?"

Teresa, concentrée à se rouler une cigarette de l'autre côté de la table, haussa les épaules. Elle était de mauvaise humeur, avait un peu bu et l'attitude de Tim commençait à lui taper sur les nerfs. Elle hésitait à le remballer quand, brusquement, ses yeux croisèrent un beau regard ambré à l'autre bout du salon. L'instant suivant il avait disparut dans la foule de personnes qui se pressaient pour sortir fumer à l'extérieur. Sans dire un mot, intéressée, elle laissa Tim parler dans le vide pendant un petit moment avant de se rendre compte qu'il parlait encore de Léo. Elle se retourna brutalement vers lui.

"Et alors, quoi ? Il est blanc, je suis black, c'est tout c'qu'il te fallait pour ta déduction de merde ? Ma mère est blanche, mon père était noir. Le sien non. C'est bon, on peut passer à autre chose ?"

Il y eut un moment de flottement silencieux. Tim, la bouche encore ouverte, la regarda comment si elle s'était transformée en harpie. Finalement, il se reprit en évitant soigneusement son regard. "Heu, d'accord. Pas la peine de crier, je demandais juste.

- Ouais, bah mêle-toi de ton cul s'il-te-plait."

Il ne sut quoi répondre, un peu soufflé par son agressivité surprenante, tant ça ne lui ressemblait pas. D'ordinaire - si on peut parler d'ordinaire avec Teresa - elle était très calme mais avait surtout une très grande emprise sur ses excès de colère, mais il se dit qu'il ne la connaissait pas encore assez bien pour juger, même s'il était peut-être la personne de qui elle était le plus proche au lycée.

Teresa sortit sur la terrasse pour accéder au cendrier et au peu d'air frais disponible. Au loin, près de la table où Louise s'était installée, le tout nouvel objet de ses désirs sirotait son Coca tranquillement. Son attitude calme et relaxée, les regards jetés à la dérobée dictaient à Teresa comment allait se finir la soirée.

Elle s'appelait Hélène. Même si ce sont ses prunelles qui ont interpellé Teresa si violemment, il n'était pas sans dire que ce n'était qu'un détail de toute sa beauté. Sa peau laiteuse et douce prenait une délicieuse couleur rosée pendant l'effort et les longs cils blonds qui ornaient ses paupières closes lui faisaient l'effet de deux papillons fugaces qui voletaient de fleurs en fleurs au gré de ses désirs. Elle s'était teint les cheveux en noir par pur plaisir de voir son père, prêtre de l'église la plus proche, se mettre à pleurer en demandant à Dieu pourquoi il avait mis au monde un enfant pareil, avec ses cheveux noirs et ses tee-shirts qui prônaient le Diable et la destruction et cette musique de secteux drogués qu'il faudrait mettre au bûcher.

Elle a fait visiter à Teresa des coins reculés de ces contrées qu'elle connaissait déjà si bien juste avec leurs deux corps entrelacés. Elles avaient choisi la chambre d'ami, un peu au hasard tandis que le désir brûlant les pressait. Il était encore tôt, le lendemain, quand Teresa ouvrit les yeux. Hélène semblait déjà réveillée depuis longtemps, le regard perdu au plafond, aussi immobile qu'un mort avec son corps nu qui baignait dans les rayons de soleil du matin.

Elles échangèrent leurs numéros de téléphone et quelques derniers regards puis se séparèrent, Teresa avec Tim et Hélène à pied vers la maison de ses parents, quelques rues plus loin. Gautier et Louise n'avaient pas encore conclus mais le jeu de regard qu'ils tinrent tout au long du petit déjeuner semblait cacher peut-être quelques mots échangés la nuit précédente. Dans la voiture, Tim ne desserra pas les mâchoires de longues minutes avant que Teresa, encore à moitié au lit avec Hélène en pensées, ne se rende compte de son silence.

"Ben quoi ?" Silence. Elle se souvint dans un éclair de lucidité et soupira. "Oh, hier soir. Désolé, j'étais de mauvaise humeur."

Il ne répondit pas tout de suite, fixé sur la route, mais semblait se détendre un peu. Finalement, il reprit la parole dans les embouteillages matinaux.

"Tu parles jamais de ta famille ou de ton enfance.

- Toi non plus," fit remarquer Teresa sans se démonter.

Elle pensait avoir clôt la conversation mais il lui dit alors qu'elle allait rencontrer son père car il devait passer chez lui avant de la déposer à la Poste.

Tim habitait dans un lotissement modeste à trois stations de métro du lycée. Il se gara sur une place handicapée juste devant l'entrée et la guida vers sa maison. Ses parents et lui occupaient un grand appartement au rez-de-chaussée. Teresa remarqua la rampe qui couvrait les trois marches qui donnaient accès à la porte d'entrée et de ce fait ne fut pas surprise de rencontrer le père de Tim, presque totalement immobilisé dans un fauteuil roulant sophistiqué. Il semblait chétif et mélancolique avec sa peau pâle et orbites sombres. Ses yeux étaient éteints et lorsqu'il sourit à Tim en le voyant entrer dans le salon, ses traits ne dépeignaient qu'une expression fatiguée. Son fils évitait son regard en l'embrassant et s'excusa à l'égard de Teresa avant de changer la poche d'urine dans la salle de bain.

Lorsqu'ils s'arrêtèrent à un café quelques minutes plus tard, Tim avait le teint un peu livide. Il touillait son expresso avec rage et parlait d'une voix monocorde.

"Sclérose en plaque. Ma mère bosse à l'hôpital de nuit, alors c'est moi qui s'occupe de lui. J'ai appris tous les gestes de base des infirmières, je le fais manger, je le lave, je lui lis les journaux le matin et je change tous ce qu'il faut. Quand il était encore valide, il était pompier volontaire et écrivait des manuels de maths."

Elle ne dit rien ; il n'y avait rien à dire, alors elle se contenta de poser sa main sur son bras et laissa passer un temps de silence. Finalement, il se racla la gorge et l'interrogea à son tour.

"Et toi, il fait quoi comme métier ton père ?

- Soldat. Il est mort quand j'avais deux ou trois ans il me semble."

Tim essuya la buée de ses lunettes formée à cause de son café fumant. "Il te manque, parfois ?

- Non. Je connais même pas son nom."

Elle n'avait pas envie de se perdre dans des explications du pourquoi et du comment, ni même de lui expliquer que sa mère changeait de partenaire tous les six mois et que par conséquent elle n'avait pas cherché à avoir plus d'informations sur son géniteur. Elle ne ressentait pas le besoin de remonter aux sources, ou de renouer avec son sang ou une connerie de ce genre.

Le silence se prolongea encore, puis ils changèrent de sujet. Teresa fut heureuse qu'il ne l'interrogeât pas plus et lui qu'elle ne le regardât pas avec des yeux pleins de pitié comme les autres qui étaient au courant faisaient. Ils continuaient de se côtoyer comme des connaissances proches qui partageaient des cafés, des cinémas et de longues après-midi chez M. Redkar sans tenter à nouveau d'échanger des informations privées. Des années plus tard, quand le père de Tim mourut, elle reçut une invitation à l'enterrement. Elle garda une main sur son épaule tout au long de la cérémonie alors qu'il tremblait de tout son corps malgré la chaleur étouffante de l'été et ils passèrent la soirée à écouter de vieux CD d'AC/DC en partageant une bouteille de Vodka.

Les anges meurent aux balconsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant