L'endroit était rural et semblait sortir tout droit d'une carte postale du Sud de la France. En fait, c'était bien où ils étaient, quelque part en-dessous de Montauban, dans une campagne faite de vignes et de champs à perte de vue. Barthélémy stoppa la voiture près d'une grande salle des fêtes qui ressemblait plus à un château retapé, tout en pierres blanches et en grandes portes de bois sombre. Tout autour, il y avait des lignées de tables encerclées de chaises en plastique. Ils étaient arrivés dans les premiers, et pourtant il y avait déjà des milliards de gosses qui couraient partout en criant et en riant comme des hystériques. Teresa se rendit compte de son erreur de jugement à peu près à ce moment-là et regretta de ne pas être resté chez son cousin en compagnie de Luka, Gautier et Stella, calmes et posés autour de leur jeux de carte et du documentaire au son coupé à la télévision. Mais, dans un élan de gentillesse et avec l'envie profonde de passer du temps avec son petit frère, elle avait accepté de suivre Barthélémy à cette fête d'anniversaire d'une de ses tantes. C'était une grande fête, et alors que nous n'étions qu'en début d'après midi, on voyait déjà les adultes regroupés autour du punch, eux aussi riant bruyamment.
À peine sortis de la voiture, une grande femme tout de rouge vêtue et ressemblant à s'en méprendre à la mère Noël se précipita vers eux pour les embrasser sur les deux joues.
- Barthé ! Si c'est pas mon neveu favorit, ça !
Il ne semblait pas gêné, à l'opposé de Teresa et Léo qui se tenaient à l'écart, raides et peu à l'aise dans leurs costumes de fête. La couleur était au rouge et la jeune fille avait dû demander à Stella de lui prêter une robe pour l'occasion. La tante enthousiaste se tourna vers les deux enfants (car c'était ce qu'ils étaient, en tout cas à ses yeux, même si Teresa était techniquement une adulte).
- Et vous devez être Léo et Tina !
- Teresa, en fait, la reprit l'intéressée non sans une grande couche de tact.
- Oh, oui, bien sûr. Barthé m'a beaucoup parlé de vous, et de votre mère. Toutes mes condoléances, au fait.
Elle ne semblait pas plus touchée que si elle leur avait demandé s'ils voulaient boire du jus de pomme, mais Teresa accepta l'attention d'un hochement de la tête. La tante (Sabine, comme elle le précisa tout en les embrassant une deuxième fois, sans doute perdue dans le feu de l'action, son haleine au léger goût de punch les faisant grimacer) les pressa à l'intérieur et passa le bras autour de celui de son neveu pour les y conduire.
À l'intérieur, il semblait y avoir au moins un million de personnes. Léo avait l'air de caresser l'idée de partir en courant dans l'autre sens, et Teresa l'aurait sans doute suivi si elle n'avait pas eu une bonne dose de self-control. Ils passèrent des lustres à se présenter, embrasser tout le monde, se présenter à nouveau, répéter leur prénom, expliquer que non, ils n'étaient pas les enfants de Barthélémy, bien que Léo le soit très bientôt aux yeux de la loi, et tout ce remu-ménage termina d'épuiser Teresa et sa capacité réduite à accepter de grandes doses de sociabilité.
Ce fut au final une chouette fête, du moins pour les autres. Teresa planait légèrement - même si elle évitait de se shooter de manière trop visible quand Barthélémy était avec elle, pour éviter qu'il ne fasse des remarques ou qu'il s'inquiète - et Léo resta planté près d'elle sans trop se tenter à aller vers les autres enfants. Elle ne lui fit aucun commentaire là-dessus, comme elle n'avait aucune envie de rejoindre les quelques jeunes adultes qui riaient autour de leurs verres de punch.
Vers dix-sept heures, alors que les enfants s'étaient gavés de bonbon à outrance (l'un d'eux avait même tout rejeté sur le sol de la salle, créant un vent de panique durant lequel sa mère s'était précipité pour tout nettoyer avec une serpillière humide) Teresa fut engloutie par le groupe des jeunes au punch. Ils étaient tous plus vieux de quelques années, sauf une jeune adolescente qui devait avoir quinze ou seize ans et qui lui adressa un clin d'œil complice en captant son regard lors d'un instant d'égarement dû à la drogue. Teresa flippa quelques temps avant de se rendre compte que le clin d'œil devait seulement s'agir d'un message subliminal pour dire "moi aussi, t'en fais pas". Elle s'appelait Christelle, un nom relativement démodé pour une fille qui avait l'air de surfer avec tant de facilité sur la vague de son époque.
- Tu le caches avec brio, lui glissa-t-elle alors qu'elles se retrouvèrent côtes à côtes pour le début du dîner.
Elle avait l'air jeune et en même temps mûre et réfléchie d'une adolescente qui aurait été confronté aux aléas de la vie très tôt. Après quelques phrases échangées discrètement à voix basse au-dessus de leur salade de magret et leur confiture de mûre, Teresa apprit qu'elle avait quinze ans et qu'elle allait au lycée dans une petite ville pas loin d'ici. Elle avait un léger accent du Sud, tout juste assez discret pour qu'un observateur inattentif ne le remarque pas.
- Comment t'as capté ?
- Pas très difficile. T'as l'air bougrement à l'ouest, sans vouloir te vexer. Fais attention, certains adultes ici savent remarquer ce genre de trucs. J'ai entendu dire que l'ancienne femme de Barthé se droguait. Remarque, il est assez cool pour ne pas en tenir rigueur.
-Ouais, je sais.
Elle ne tint pas à lui préciser que l'"ancienne femme" dont elle parlait était sa mère et qu'elle perpétuait consciencieusement la tarre familiale.
Ils passaient ce que Teresa considérait comme des "chansons de mariage", bien qu'elle n'ai pas assisté à assez de mariage dans sa vie pour être certaine de la véracité de son observation. Christelle et elle continuèrent à discuter agréablement pendant le repas. La jeune fille était posée et réfléchie et très à l'aise à l'oral ; bien plus que Teresa, qui suivait la conversation avec quelques difficultés.
- Mon père est là-bas. Il est fiancé à cette espèce de pouf en talons hauts qui s'appelle Myriam qui doit probablement boire au bar et draguer des types plus jeunes, mais il s'en fout, je sais pas pourquoi. Il joue, ajouta-t-elle sur le ton de la confidence, sans que Teresa comprenne vraiment le sous-entendu. Il parie de l'argent et tout ça. Ça a super bien marché un temps, on a eu une nouvelle voiture et tout, mais la plupart de l'argent il le passe dans... (elle fit le geste de se frotter le nez avec son poing fermé et se mit à rire) tu vois le genre. Et toi, ton père, il fait quoi ?
- Il était militaire.
- Était ?
- Il est mort. Ça fait des années.
Elle ne la gratifia pas de l'habituel oh je suis désolée et Teresa en était bien contente. Ce fut à peu près à ce moment-là que son téléphone sonna. Son téléphone ne sonnait jamais. C'était Stella. Elle sortit de la salle pour mieux entendre et en profita pour s'allumer une cigarette, appuyée contre la façade froide en pierre. Il y avait un vent chaud qui soufflait sur les champs, caractéristique de cette période de l'année, bien qu'il pleuve une très légère bruine agréable. Il faisait encore grand jour. Quelques téméraires bravaient l'humidité pour partager une cigarette entre le plat et le dessert.
- Allô ?
- C'est Stella.
- Qu'est-ce qu'y a ? (puis, en vue de son silence lourd de sens :) C'est Olivier ?
- Non, reprit son amie après une longue pause. Écoute, j'ai un problème. Où es-tu ?
- Un problème ?
- Écoute, Teresa, répéta-t-elle d'une voix éteinte, comme si elle retenait sa panique. Il faut qu'on se voit. On doit y aller.
- Quoi ?
- Dis-moi où t'es. C'est une urgence.
- Partir où ?
- Je peux pas en parler au téléphone. Donne-moi l'adresse, je viens te chercher.
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a c t i o n
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Les anges meurent aux balcons
Genel KurguÀ dix-sept ans, Teresa habite dans une cité mal famée en compagnie de sa mère héroïnomane et de son génie de petit frère. La dureté de sa condition ne lui fait pas croire à un avenir radieux mais elle n'imaginait pas que ses fréquentations la mènera...