Chapitre 5 - 1

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Stella fredonnait. Stella fredonnait toujours durant les ventes. Elle se promenait de long en large dans la pièce avec son petit calepin ouvert et son stylo batifolant au-dessus de la page, prenant des notes avec nonchalance mais toujours avec justesse. Elle sifflotait un air d'opéra connu entre ses dents pendant que le client attendait, mal à l'aise, accoudé contre le mur comme s'il cherchait à trouver une contenance près de la brique. Il n'était pas habitué à acheter. Teresa avait appris à lire entre les traits des différentes personnes à qui Stella et Olivier vendaient leur came. À force de les accompagner sur le terrain, elle reconnaissait les petits dealers qui étaient là pour écouler à leur échelle, les accros qui fouillent au fond de leur sac jusqu'au dernier centime pour avoir leur dose, les habitués qui restaient parfois prendre un café et s'autorisaient toujours à fumer une clope sur les lieux, et les occasionnels comme ce jeune gars d'une vingtaine d'année, un peu transpirant, sans doute stressé au plus haut point de sa démarche illégale.
Alors qu'ils négociaient les prix de leur côté - Stella était implacable sur ses tarifs, mais ça le nouveau venu ne devait pas le savoir - Teresa s'approcha d'Olivier, qui se roulait une cigarette, assis en tailleur sur son pouf vert. Il léchait sa feuille d'un air préoccupé.
- Teresa ?
- Hum, fit l'intéressée qui ne l'était que vaguement.
- J'ai un problème.
Ils parlaient à voix basse pour ne pas déranger la vente de Stella. Teresa pencha légèrement la tête et le pria de continuer.
- Y'a rien qui vient.
Ce qu'il signifiait par «Y'a rien qui vient», c'est qu'il était de nouveau coincé dans son syndrome de la page blanche. Il y pataugeait depuis plusieurs semaines maintenant, à rester des heures immobile, fixant d'un air vide son clavier, piteux.
- Rien du tout ?
Olivier secoua la tête. Non, rien du tout. Il écrivait de la philosophie. Il adorait Nietzsche, lisait du Platon parfois les heures entières sans lever la tête, mais était incapable d'en écrire une ligne. Cela l'ennuyait au plus haut point. Alors qu'entre eux se prolongeait un silence douloureux, Teresa eut une idée.
- Tu sais quoi ? Tu viendrais manger au MacDo avec Hélène et moi ?
Elle ne savait pas exactement quoi lui prescrire pour lui redonner de l'inspiration, mais pouvait au moins lui changer les idées quelques heures. Néanmoins, il ne semblait pas très emballé. Elle ajouta avec un sourire :
- Ce soir elle a sa répète générale. Tu aimes le ballet ?

Deux heures plus tard, Stella, Olivier, Teresa et Hélène étaient attablés devant leurs burgers. Hélène devait se retenir pour ne pas sautiller sur ses pointes. Excitée par sa future prestation, elle parlait sans interruption avec ferveur.
- J'ai beaucoup de chance d'avoir été prise aux auditions ! Après mon année sabbatique (c'est ainsi qu'elle aimait appeler l'année qu'elle avait passée après avoir arrêté les cours au lycée et à son école de danse) c'était inespéré qu'ils me choisissent. En plus, y'aura dans le jury des prof de grandes écoles nationales qui offriront peut-être des places !
- J'adore Casse Noisette, dit Stella, des étoiles dans les yeux. Quand j'étais petite, j'aurai aimé pouvoir danser comme les étoiles du Bolchoï.
Éventuellement, Teresa réussit à suivre Hélène jusque dans les loges sans que personne ne la remarque. Stella et Olivier étaient restés à l'extérieur pour fumer, peu dans leur élément entre ces murs qui sentaient fort le prestige et le travail acharné. Assise sur une table, balançant ses jambes dans le vide, Hélène s'attelait à remplir le devant de ses chaussons avec du coton. Teresa, adossée à la porte, se perdait dans la contemplation des danseurs en préparation. Ils ne semblaient pas stressés - après tout ce n'était que la répétition générale - et discutaient allègrement entre eux. Hélène semblaient briller d'une toute autre lumière alors qu'elle épousait avec perfection son environnement familier. Elle s'y sentait bien, souriait non-stop et présentait Teresa à tout le monde. Les filles faisaient des pointes en se tenant aux chaises des loges, et de l'autre côté du couloir, Teresa voyait les garçons sauter sur place en tournant sur eux-même. Elle pensait à sa mère avec un sentiment de joie teinté de douleur.
- Tu sais, dit Teresa en laissant son regard couler sur les murs, les lavabos de la loge, les manteaux jetés négligemment sur les fauteuils, ma mère était une danseuse classique dans sa jeunesse.
- Sérieux ? Je savais pas !
- Moi non plus. Je suis tombée sur des lettres d'elle, quand elle était plus jeune. Celles qu'elle n'a pas envoyé, ni à mon père ni à ses amies.
- Wow, répondit Hélène, d'un air soufflé. Tu m'avais pas dit tout ça.
- J'y repense que maintenant à vous voir tous, mentit Teresa en souriant.
- Et.. Ça va aller quand même ?
La jeune fille lui fit comprendre d'un regard que tout allait bien. Hélène étira ses bras au-dessus de sa tête en émettant un petit couinement de bonheur.
- J'vais jamais réussir à danser avec ce MacDo dans le bide !
- Je suis certaine que tu seras géniale, assura Teresa.
Hélène pris le menton de Teresa dans sa main et l'embrassa en guise de remerciement. Derrière elles, un des danseurs siffla et elles se séparèrent en riant.
Quand elles ne furent plus que toutes les deux dans la loge, Teresa retint Hélène quelques secondes.
- Tu sais, je suis contente qu'ici on est pas à se cacher. Que les autres acceptent. Chez moi ils me lançaient des cailloux si je tenais la main d'une fille.
Hélène ne répondit pas. Un air embarrassé apparut sur son visage et elle maintint son regard pieusement collé au sol. Malgré ses pauvres aptitudes en compréhension des relations humaines, Teresa capta les ondes étranges entre elle et sa petite amie.
- Quoi ? demanda-t-elle d'un air inquiet.
Hélène gratta le sol du bout de son chausson sans oser croiser son regard.
- Qu'est-ce que t'as fait, Hélène ?
Elle consentit enfin à parler.
- Je comptais t'en parler avant...
- Mais quoi ?
Teresa perdait patience.
- Hum, tu vois qui est Elliot ?
Teresa se rappela vaguement d'un type de l'école de danse, un mec qui revenait souvent dans les conversations et qu'Hélène semblait particulièrement apprécier. Teresa n'eut pas à écouter la suite, elle avait déjà compris. Elle sentit la colère monter de son estomac comme jamais elle n'avait senti aucune émotion l'étreindre. Son visage se ferma et redevint le masque hermétique qu'elle avait porté toute sa vie avant de rencontrer Hélène.
- Quand ?
- Je sais pas... Il y a quelques semaines. Je voulais pas te l'annoncer dans ces conditions...
- Trop tard.
Hélène la regarda avec un regard empreint d'une douleur muette, incapable de prononcer un mot de plus. Teresa s'éloigna, jetant sur sa petite amie son jugement aussi tranchant qu'une guillotine. Elle ne souriait plus. En fait, elle se sentait aussi froide qu'une pierre. Elle lança un dernier coup d'oeil à Hélène, soupira. Il ne servait à rien de continuer la conversation.
- Teresa, attends...
- Au revoir, Hélène.
Elle n'essaya même pas de la rattraper, consciente de son tord. Elle avait fait le faux pas impardonnable. Et Teresa ne pardonnait pas. Elle attrapa son manteau à la volée et quitta les loges sans un regard derrière elle.

Les anges meurent aux balconsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant