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Aelís étant rentrée hier sur Bordeaux, nous mangeons tous les deux avec Pía et Linon. Au moment de regagner la maison, Linon me prend à part. Elle désire qu'Adrián approuve son choix de vie concernant Nicolas. Elle aimerait lui parler sans qu'il s'emporte mais avec lui elle n'arrive pas à trouver les mots qu'il faut. Son frère est très important pour elle, elle souhaite déménager le cœur léger. Elle demande mon aide dans la lourde tâche de préparer le terrain. Elle a confiance en mon objectivité et à la sympathie que ressent son frère à mon égard. Malgré moi, j'accepte ce fardeau, la tâche va être rude.

En poussant la porte de la maison, je distingue la silhouette d'Adrián face à la baie. Je retire mon manteau et me déchausse. Mon ami reste silencieux, il n'a pas bougé d'un pouce. Je m'approche doucement, certaine que si je fais trop de bruit je pourrais rompre quelque chose. Arrivée à sa hauteur, il regarde un point, loin dans la forêt. Je préfère chuchoter pour ne pas gêner brutalement une éventuelle réflexion.

– Adrián ? Ça va ? Coucou.

Il regarde toujours au loin mais sourit maintenant.

– Ça va. Tu veux un café ?

– Oui, je veux bien merci.

Une fois les cafés coulés, il ne le sert pas au salon mais prend le couloir. Sans rien dire, je le suis, au passage j'aperçois Rose dormir d'un sommeil profond. Nous allons dans le bureau, il dépose les cafés près du canapé, coulisse la lourde porte afin de fermer le couloir et entrebâille la baie vitrée. Nous pouvons entendre le vent chuinter à travers la forêt.

Mon ami me rejoint sur le canapé, la mine sérieuse, troublée. Nous buvons notre café, bercés par le bruit du vent.

– Alice, aujourd'hui tu m'as demandé pourquoi je suis devenu grimpeur-élagueur. Avant ça je vais te dire grâce à qui je suis passé de cavalier vert à garde forestier. En tant que cavalier tu es en relation avec beaucoup de professionnels de la forêt. Un jour j'ai fait la connaissance de Jean, un garde forestier, la cinquantaine passée. Il m'a parlé avec tellement d'amour pour son métier, pour moi c'était une suite logique. Chaperonné par Jean, l'année d'après je partais en formation en région parisienne. J'ai adoré ce que j'apprenais, je croyais en ce que je faisais, jusqu'à ce maudit jour d'hiver. Jean était solitaire comme beaucoup dans la profession. Il était très secret sur sa vie privée, pourtant il m'avait pris sous son aile. Il m'écrivait toutes les semaines, il détestait envoyer des mails mais le boulot l'y obligeait. Je n'avais pas eu de nouvelles depuis quelques jours. Au bout d'une semaine sans réponse à mon mail et ni à mes appels, j'ai contacté l'agence. Il n'avait pas reçu non plus le rapport hebdomadaire. Ils ont envoyé des collègues chez lui, vérifier si tout allait bien.

Bien que je ne puisse le voir avec le contre-jour, les trémolos dans sa voix, eux, sont bien audibles.

– Ils l'ont retrouvé dans son salon, pendu.

Je me rapproche de lui et prends ses mains dans les miennes. Sa tristesse me retourne, aucun mot ne peut atténuer sa douleur.

– Une fois les services sur place, une rapide enquête a confirmé le suicide. Quelques mots rapidement écris sur des bouts de papiers étaient destinés à sa famille, « Je ne vous en veux pas, je comprends ». Sur un autre était écrit, « mon petiot, ne m'en veux pas, continue de voler avec force ». Ces mots ont mis longtemps à cesser de résonner dans ma tête.

Mes doigts se resserrent sur les siens.

– Quand je suis venu aux funérailles, l'équipe m'a appris qu'en restant garde forestier, il avait perdu femme et enfant. L'isolement de la profession ne convient pas à tout le monde. Certains disent qu'il avait repris goût à la vie quand il m'a rencontré. C'était plus qu'un mentor, à mes yeux. Quand je suis parti, il a replongé dans la dépression. L'équipe a pensé qu'il n'attendait que ça, passer le flambeau pour partir. Dans la profession, à cette période, il y a eu une vague importante de suicides. L'ONG a décidé de faire bouger les choses et d'encadrer davantage la profession sur le plan psychologique. De mon côté, j'ai achevé les quelques mois qu'il me restait. Je ne pouvais pas rester davantage éloigné de la famille. Je suis redescendu et j'ai postulé pour le poste que j'occupe aujourd'hui. Je me sens vivant quand je grimpe, mais ce que j'aime par-dessus tout c'est étudier l'évolution d'une parcelle et mener à bien le devenir d'une plantation durant des décennies. Les autres me regardent du coin de l'œil car ils savent que je bosse pour être chef d'équipe. Les plus vieux rabattent le caquet des autres car ils avaient beaucoup de respect pour Jean. Ils savaient très bien qui il désignait quand il parlait du petiot. Voilà, maintenant tu connais le maillon manquant de mon parcours.

Les larmes qui perlaient depuis le début, coulent maintenant sur mes joues. Sa main effleure mon visage et récolte mes larmes.

– Hé, te faire pleurer n'était pas le but.

Je tends les bras vers lui et le serre aussi fort qu'il m'est possible.

– Merci Adrián. Merci de m'avoir ouvert ton cœur.

– Je sais qu'il est entre de bonnes mains.

Nous restons quelques instants dans les bras l'un de l'autre.

Au moment de nous coucher, l'envie de le cajoler est toujours présente mais je me résigne à rester à ma place, dans ma chambre.

MAliceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant