Partie d'Isidore - Chapitre 5

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[TW cadavre] [TW émétophobie]



Dès la première heure de cours, nous avons natation et nous nous rendons à la piscine la plus proche. Dans le bus à côté d'Amélie je me sens un peu seul et un peu mal. Plus tard dans les vestiaires c'est pire. Je sens les regards sur moi, et autour de moi l'espace légèrement plus large que d'habitude. Je fais bien attention à baisser les yeux sur le carrelage sale et je me change vite. Adel me parle malgré cette tension tangible. Il a la même voix qu'avant la mort de Boygirl, ça me rassure. Certaines choses sont immuables.

Près des bassins l'odeur de chlore me fait tourner la tête. Nous marchons sur le sol humide et glissant, longeons l'eau bleue qui clapote sur le rebord. Quelqu'un pousse l'un de ses amis dans la piscine, produisant un grand bruit d'éclaboussures qui me fait sursauter et Adel rit. Les sons résonnent étrangement ici, il y a comme un écho aquatique. Le professeur réprimande les perturbateurs. Quelques élèves retardataires nous rejoignent et le cours commence. Nous rentrons dans l'eau, fraîche sur nos peaux juvéniles. Amélie me dit :

« Tu ne vas plus pouvoir admirer Boygirl ! Et le prof non plus d'ailleurs, il pourra pas. Ça se voyait qu'il le faisait. »

Je plonge je coule. Tout au fond du bassin à trois mètres de profondeur je n'entends plus rien. La pression est moins forte ici que hors de l'eau. Ce qu'Amélie vient de dire pèse plus lourd qu'une piscine sur mes épaules chétives. Je ne sens plus mes membres. En face de moi un autre corps lévite. Nous nous faisons un signe. Il faut remonter. Je me laisse porter et perce la surface. Plus loin lui aussi. J'inspire. J'entends une consigne et je commence à nager. Adel m'accompagne. Je discute parfois avec lui en alternance avec les longueurs.

Tout au fond de l'eau gît le cadavre de Boygirl. Nous nous dévisageons un instant - orbites pourries contre lunettes de piscine. Je contemple ses os dévoilés par la chair de ses poignets aussi fine que de la dentelle. Son cœur arrêté s'échappe d'entre ses côtes et flotte doucement au-dessus de sa cage thoracique, balancé par un courant subtil. Même morte elle ne sourit pas : son visage à moitié putréfié devait être figé dans un rictus cruel, mais elle reste placide. Les remous de l'eau brouillent son corps et je remonte. Boygirl sur le carrelage m'attrape peut-être le pied, Boygirl l'indélébile au creux de la piscine.

Amélie m'arrose, je souris un peu et nage à sa poursuite. D'autres font la course. Je me souviens de Boygirl musclée qui nous dépassait tous, Valentin de justesse. Elle avait le regard impénétrable des baleines ; son cadavre a celui des abysses, dans son cercueil ou le bassin.

Le professeur nous autorise à aller nous changer. Je sors, parcouru d'un frisson ruisselant je me dirige vers les vestiaires. J'entends un garçon s'épouvanter en riant à moitié :

« Attention ! »

Et je sais que c'est parce que je suis là et ça me donne envie de vomir.


Le bus démarre et en m'éloignant de la piscine, je me sens soulagé. J'y laisse se dissoudre un cadavre et ma culpabilité. Amélie a insisté pour que je m'installe à côté d'elle, et ça m'a rassuré. Elle se retourne à demi vers deux de nos amies, assises derrière nous. La conversation commence à tourner autour de Boygirl avec une désinvolture qui me glace. Je tente de rire avec elles en écoutant leurs anecdotes, mais je me suis rendu sur sa tombe nue. Ç'a planté dans ma poitrine quelque chose de mort, plus mort encore que Boygirl.

« Vous vous souvenez quand elle a vomi dans les vestiaires ? C'était répugnant. »

Amélie acquiesce avec une grimace de dégoût.

« Oui. (elle me jette un coup d'œil et commence à me raconter comme si j'avais envie de savoir) Elle frissonnait déjà en revenant, la dernière comme d'habitude.

- Pour se faire remarquer. », l'interrompt une des adolescentes avant de lui faire signe de continuer.

Amélie acquiesce, trouvant la remarque judicieuse.

« Elle s'est assise dans un coin mais elle n'arrivait même pas à se sécher. Nous, on l'observait discrètement sans savoir si c'était normal. Elle tremblait trop pour que ça soit seulement le froid. Elle s'est levée pour essuyer ses jambes et elle s'est écroulée. Elle était à genoux sur le carrelage humide, pliée en deux. »

Mal à l'aise, je m'enquiers :

« Personne n'est allé l'aider ? »

La fille derrière moi laisse filer un petit rire sarcastique.

« Elle ne l'aurait pas fait pour nous. Elle a eu deux ou trois haut-le-cœurs et puis elle a enfin vomi. On a poussé des cris dégoûtés.

- Et peut-être suraigus. », ajoute son amie.

Les adolescentes l'admettent, amusées. Un virage nous balance. L'une d'elles reprend :

« Après c'est Justine qui l'a frappée, non ? »

Amélie, soudain gênée, me jette un coup d'œil confus. Je conserve une expression neutre, mais je ne peux pas retenir une question :

« Je croyais que c'était surtout Valentin qui s'en chargeait ? »

La fille qui a lancé la discussion me dévisage avec scepticisme avant de répondre presque froidement :

« C'est Justine quand elle sortait avec lui tu sais. »

Je hoche la tête. Elles continuent leur conversation et je m'en écarte un peu. Je n'étais pas le bienvenu. J'imagine les filles porter le corps mort ou inconscient de Boygirl et le jeter au fond de la piscine.


Dans l'immense self le bruit est démultiplié, mais je ne m'entends pas, et je ne comprends pas ce que raconte Amélie ni ce que répond Adel. Je cherche du regard la grande silhouette solitaire de Boygirl, je cherche le pichet d'eau cent fois versé sur elle par un élève comme pour son baptême. Ce repas me donne l'impression de me noyer. Valentin et d'autres déjeunent à nos côtés, ça joue peut-être. Je tente de ne pas écouter les petites remarques et les petites plaisanteries qui sont assez subtiles. Les gestes de recul le sont moins. Adel lève parfois les yeux au ciel et détourne la conversation quand elle papillonne autour de moi. Amélie y revient parce qu'elle ne fait pas attention. Comme je me tais Adel abandonne. Je repense à la silhouette dans la piscine, à notre signe, à cette main qui m'a dit de remonter. J'en aurais besoin ce midi. Je me demande si pour Boygirl ça a commencé ainsi, doucement, ou si les coups sont venus dès le premier jour. J'espère qu'ils m'accorderont encore un peu de temps.

BoygirlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant