Partie de Claire - Chapitre 5

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[TW cadavre] [TW mention de mort/suicide]


Dans mon lit encore, je flotte. Je retrouve la sensation du cauchemar que je viens de quitter. Je pourrais presque voir un banc de poissons fuir de sous mon bureau. D'ailleurs des fleurs écailleuses ont poussé un peu partout. Antigone est absente. Antigone est occupée à hurler sous le parquet, sous sa tombe. Je cueille une marguerite aux pétales irisés et la fait tourner entre mes doigts. Elle a un parfum de sel. Je bouge un peu. Dormir me terrifie maintenant. J'ai peur de revoir le cadavre d'Antigone, et mon intolérable impuissance m'angoisse. Je ne supporte plus de la voir morte et de rester immobile à contempler cet affreux macchabée qui n'a plus rien d'elle. C'est la première fois qu'elle me paraît laide. Boygirl a toujours été magnifique. Je suis coincée dans mes cauchemars. La fleur qui n'a jamais existé que dans cette prison spirituelle m'échappe. Il faut que je trouve un moyen de m'en sortir. Je me sens à la place d'Antigone, dans un tombeau aussi, tout contre son squelette et ses pourritures, incapable de remonter à la surface, incapable d'aller vivre quand elle est morte. Je me laisse sombrer. Je me noie. Je n'arrive pas à me convaincre qu'il faut l'oublier. Je me persuade qu'en pensant sans cesse à elle elle existe un peu, elle n'est pas tout à fait partie. J'enfouis mon visage dans l'oreiller. Un poisson frôle ma nuque et je pleure. Antigone sous le plancher m'appelle.

« Claire, Claire, avant de m'oublier, je t'en supplie, pas là ! »

Je pousse un cri, saisis mon crâne entre mes mains et la comprime. C'est une douleur insupportable que sa présence de morte. Une main cadavérique perce mes draps et je sursaute. Je la hais plus que tout. Je lui hurle de partir, dans ma tête ou à voix haute. Elle me tourmente. Je deviens folle. Je la vois nettement et l'entends partout depuis que les cauchemars m'envahissent toutes les nuits. Son cadavre ajoute à mon sentiment de culpabilité. J'ai envie de l'oublier. J'ai envie de passer à autre chose, et je ne peux pas. Sans cesse elle me revient en rêve, sans cesse elle me dit qu'elle m'a aimée et qu'elle est morte et : « Pas là ! ». Je deviens folle je deviens folle. Je devrais bien sûr, arrêter d'aller fleurir sa tombe, et prendre mes distances par rapport au cimetière – c'est de là que suinte mon déséquilibre –, mais j'en suis incapable. J'ai promis à cette fille sans nom que j'irai lui porter des roses. Elle m'a abandonnée, elle, mais je ne m'en sens pas le droit. Ça serait profaner sa tombe que de ne pas la fleurir. Ce sera un bouquet de haine putréfiée demain qui ornera sa sépulture, mais un bouquet quand même. Quand son départ me fait tellement mal, je ne peux lui rendre la pareille. Des poissons tourbillonnent follement autour de l'ampoule suspendue au plafond puis plongent pour raser le plancher. J'ai beau savoir qu'elle est morte, je refuse de la tuer à nouveau en la quittant. Je sens un lien ténu et malsain entre nous encore. Je la déteste de me faire autant souffrir. Je la déteste d'avoir été si égoïste. Je me lève et attrape un livre sur ma table de chevet, le projette par terre pour briser le banc de poissons. Ils disparaissent. Sur mes draps la main est aussi partie. Ma chambre retrouve ses lumières habituelles. Je suis à nouveau seule. Dans la vitre ma rancœur tenace me fait face. Antigone mérite tout sauf des roses blanches et roses.


Il fait nuit quand je me lève. Dans ma chambre plongée dans le noir, je marche prudemment jusqu'à atteindre la porte. Le couloir bleuté m'aspire, je me rends dans la salle de bain et verrouille la porte derrière moi. Le déclic me paraît assourdissant. La lueur faible me fait penser à mes cauchemars maritimes. J'appuie sur l'interrupteur et les néons déferlent sur moi avec fracas. Je me déshabille rapidement. Je suis censée aller en cours aujourd'hui, et mon réveil si précoce ne surprendra certainement pas mes parents. L'eau est froide quand je la fais couler, mais qu'importe, elle est assez chaude pour faire fondre la gangue glaciale qui enserre mon cœur. Assise sur le lavabo, Antigone morte et nue me dévisage. Elle me dit que je suis belle en penchant légèrement la tête sur la droite. J'ai encore rêvé d'elle cette nuit et elle m'a terrifiée. Je ne l'avais jamais vue pleurer si fort de son vivant : elle était en larmes dans mon songe. Je la contemplais avec indifférence. Je ne souriais pas devant sa douleur, cependant elle m'était un soulagement. Regarde Antigone, regarde comme tu souffres, souffres autant que je souffre. C'est ma petite vengeance, et même si ces cauchemars sont en train de me tuer, me dire qu'elle a mal comme j'ai mal m'apaise. Égoïsme contre égoïsme. Antigone me fusille du regard et saute sur le carrelage.

BoygirlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant