Partie d'Agnès - Chapitre 2

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[TW mention de mort/suicide]


Il doit être minuit. J'aligne ma troisième tasse de café à côté de ses sœurs. J'ai jeté le texte d'Antigone, voir son nom écrit partout sur les feuilles m'angoissait. Je n'ai pas allumé la lumière. Je le fais alors et un halo jaune asperge le mobilier. Je m'assois à nouveau. Je ne devrais pas boire autant de café, du vin aurait le mérite de m'endormir. Cependant je me rends à la cuisine pour me préparer une quatrième tasse. Les grondements mécaniques de la machine me réveillent eux aussi. Quand je reviens au salon, en ayant déjà avalé d'un trait le liquide brûlant, je me revois il y a sept mois à cet endroit précis, une tasse de café également dans la main. Face à moi Antigone secouait la tête en me regardant.

« Maman. Ça n'est pas sérieux. Viens là. »

Elle s'est approchée de moi. Je la regardait étourdie par la perte impensable. Elle m'a prise doucement par le coude et m'a aidée à m'asseoir - c'était la deuxième fois qu'elle me touchait depuis cinq ans.

« Tu entends cette voiture ? C'est peut-être lui qui rentre, va voir ! »

Elle m'a ignorée. Elle s'est contentée de prendre place à mes côtés sur le canapé. Elle avait un bras dans le plâtre et un gros pansement au front. Elle m'a retiré la tasse des mains avec nonchalance puis l'a posée exactement comme je la poserai bientôt sur la table basse.

« Pourquoi tu fais ça, hein ? Il n'aurait pas voulu que tu sois fatiguée. Il aurait voulu que tu dormes. »

Elle me parlait comme à une enfant et en me regardant droit dans les yeux, parce que je n'étais pas capable de comprendre un langage plus complexe, parce qu'il fallait qu'elle retienne mon attention pour que je me concentre sur elle plutôt que sur la douleur. Ses iris presque aussi noirs que ses pupilles avaient la couleur du café.

« Tout ira bien. », m'a-t-elle chuchoté quand elle m'a vue un peu calmée.

Je clignais lentement des paupières, hébétée, tétanisée.

« La voiture... Non, ne prenez pas la voiture... »

Son silence presque compatissant m'a répondu pendant une longue minute, avant qu'elle ne reprenne :

« Tout ira bien, vraiment. »

J'ai doucement acquiescé. Je fixais son bras blessé. Elle se l'était cassé lors de l'accident de voiture. Elle suivit mon regard et bougea un peu pour ôter à ma vue ce plâtre qui me rappelait trop son frère et son décès et son enterrement et son cadavre qui pourrissait (et pourrit toujours alors que je suis seule debout dans le salon) et moi qui étais si isolée (toujours Agnès toujours) et mon amour qui ne trouvait plus personne à qui être donné puisque ma propre fille le refusait (et aujourd'hui ne peut plus l'accepter).

« Repose-toi, maman. Hémon a eu une belle vie. », a murmuré Antigone comme si cela pouvait me réconforter.

Le simple fait qu'elle essaie cependant, qu'elle me porte une certaine considération, m'a soulagée un peu. Lentement, je me suis nichée dans ses bras et elle ne m'a pas repoussée. C'est la première fois, l'une des seules, où j'ai pu la toucher et l'étreindre : le jour même où son frère Hémon fut mort et enterré.

Je regagne ma place alors que le souvenir s'estompe. Une larme tombe dans le reste de café qui traîne au fond de la tasse. Je renverse la tête en arrière pour le boire. C'est infect. J'entends à nouveau Antigone qui me conseille d'aller dormir, et je me lève plus péniblement que les autres fois. Je monte les escaliers avec difficulté. J'ai l'impression que mes jambes pèsent plusieurs tonnes. Le désespoir m'encombre. Je m'écroule sur mon lit et m'endors aussitôt. La tristesse triomphe apparemment de la caféine.

BoygirlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant