Partie d'Adel - Épilogue

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Je me rends à l'enterrement d'Antigone sans qu'elle ne l'ait prévu. Il fait incroyablement beau. Le ciel n'a jamais été aussi bleu et la lumière éclate sur les ruines envahies par les plantes. Quelques myosotis percent les hautes herbes sans que ça soit vraiment la saison, mais aucune autre fleur n'orne le lieu. Dans ma main est celle d'Isidore. Il paraît nerveux. Devant nous Agnès tremble, et devant elle le cercueil déterré de Boygirl respire. Claire ne peut en détacher ses yeux. Dans la voiture, elle chuchotait certainement pour elle-même :

« C'est terminé terminé terminé tu n'es plus là maintenant, tu n'es plus là. »

Elle prononçait les « là » avec une insistance angoissante. Mais dorénavant à côté de moi, en pénétrant dans les ruines, elle se tait. Elle agrippe mon épaule pour ne pas tomber, tandis qu'Isidore resserre un peu ses doigts autour de miens. Il est aussi triste que moi, cependant quand je tourne la tête vers lui il sourit paisiblement. Claire aussi, et elle déclare presque sereine :

« C'est la fin d'un cauchemar. »

D'une voix un peu mystique. Nous acquiesçons. Elle répète sa phrase encore. Nous nous arrêtons devant la tombe fraîche, où on dépose le cercueil. À nouveau Antigone sera ensevelie, et elle l'a prévu comme tous les événements des mois passés. Elle a laissé quelques consignes pour son inhumation. En lisant son journal, j'ai été glacé par cette distance entre elle et la vie. Isidore et moi en avons parlé et nous avons eu la même désagréable impression. Boygirl plus proche de la mort que de tout. Il règne d'ailleurs une atmosphère étrange dans ces ruines, peut-être parce que nous avons tous lu le journal d'Antigone. La lumière a été faite sur quelque chose de si monstrueux que nous ne pouvons en parler. C'est ce tabou que nous exhalons sans le nommer ; et les choses sans nom sont les plus asphyxiantes.

Une fois le cercueil déposé dans la cavité, Agnès s'avance. Elle nous tourne le dos depuis longtemps, je pensais qu'elle pleurait. Pourtant quand elle lance un regard vers nous, ses yeux semblent secs. En l'espace de quelques mois elle a pris dix ans de plus. C'est effrayant de la voir si ridée et si osseuse et si frêle. Elle déclare :

« Il va falloir faire ce qu'elle voulait. »

Et elle sort de sa poche une enveloppe jaune. Chacun devra lire à haute voix la lettre qu'Antigone leur a laissé, et y répondre s'ils le veulent. Isidore lâche mes doigts pour saisir la sienne, qui est violette. Il fait naturellement un pas en direction de la tombe ouverte.

« Elle a bien indiqué que je devais passer en premier ? »

Agnès soupire profondément, plus spectrale qu'autre chose.

« Oui. C'est ça. »

Elle se recule ensuite, et nous rejoint. Les herbes ne l'empêchent pas de marcher correctement. Elle a toujours de léger spasmes, mais sa démarche est étrangement fluide. Isidore m'a raconté que lors du premier enterrement de Boygirl, il avait eu peur qu'elle tombe. Elle ne tombe pas. Elle ne quitte plus Isidore du regard à présent qu'il observe en nous tournant le dos le cercueil enceint d'Antigone. Il inspire et nous entendons tous cette respiration que sont incapables de prendre Claire, Agnès ou Boygirl.

« Pour Isidore. (pause) Isidore. Si tu es devant ma véritable tombe aujourd'hui, c'est que tu es une personne surprenante. Tu ne me hais pas au point de ne pas venir. (pause à nouveau, mais parce qu'il tremble) J'imagine en effet que tu as lu le journal et que tu te poses des questions. J'imagine que tu me détestes, et tu as raison de me détester. Je sais que ta présence aujourd'hui n'est pas une marque d'attention à mon égard, mais simplement de respect pour ma mère ; ou peut-être un moyen de m'enterrer de manière définitive, de me laisser derrière toi, avec tous les remords, tous les regrets qui nous entourent. Mais rappelle-toi que si tu peux m'oublier aussi sereinement, c'est que je t'ai apporté quelques réponses. J'ai partagé avec toi mon premier bleu. Je ne pense pas que tu aies de la chance parce que le tien se reflétait dans le miroir. C'est peut-être une souffrance égale de pouvoir voir et compter tous tes hématomes ; que j'ai souffert d'être aveugle à mes blessures ne signifie pas que tu ne peux pas avoir mal de les contempler. Je respecte ta douleur. Je crois qu'elle est égale à la mienne. Je respecte ta douleur puisque je l'ai causée. C'est dans un vestiaire que tu as reçu la pire et première de tes blessures. C'était la pire n'est-ce pas Isidore ? (il fait une pause encore, il se tourne un instant vers moi et nous pensons tous les deux à la cigarette) Connaître ma peur de ce lieu c'est me connaître. Je me hais terriblement en écrivant cette lettre Isidore, j'espère que tu me hais aussi. Il faut que vous me détestiez tous pour ne pas trop souffrir de ma mort, pour qu'elle ne vous obsède pas. Ce poing qui sera, qui était finalement le mien, je le regrette en écrivant cette lettre, mais j'ai pris ma décision. Tu voulais me connaître : payes-en durement le prix. Tu voulais me connaître et tu n'as pas eu le courage d'empêcher Valentin de me harceler ? Payes-en, durement, le prix. Je suis désolée. Nous avons trop partagé ces derniers temps et il faut se détacher. Tu ne m'as rencontrée qu'à travers mes douleurs et mes peurs, mais tu sais qui je suis dorénavant. Si c'était ton souhait il te faut l'assumer. Je ne suis pas fière mais j'espère que ce que j'ai fait est suffisant pour que tu n'aies plus aucun regret. Abhorre ce poing. Alors que je vais mourir, ma rage à ton égard s'estompe mais la tienne, à mon encontre, ne doit jamais s'effacer. Ni mes remords ni mes excuses ne doivent ternir la laideur de mon acte. Je te remercie pour ce que tu as fait pour moi à titre posthume. Je te souhaite quelque chose de beau, Isidore, sans savoir quoi. Vis ce que tu as à vivre. Vis ce qui importe. »

BoygirlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant