Partie de Claire - Chapitre 11

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[TW cadavre !!!] [TW mention de suicide]


Mes parents ne sont pas encore rentrés. Je devrais être seule, mais des Antigone fleurissent partout dans la maison. Mise à part celle qui s'appuie presque lascive contre mon bureau, d'autres envahissent le salon, la cuisine, les couloirs. Elle se fait plus présente parce qu'elle sait qu'elle devra bientôt partir. Elle va devoir honorer la promesse qu'elle m'a faite. Une fois le pire parfum humé, elle disparaîtra. Une fois le premier bleu décelé, elle mourra. Je me promène lentement dans les pièces et la découvre partout, brûlante de souvenirs. Pas là, pas là, pas dans ma tombe mais dans ta chambre, je veux m'enterrer sous tes draps et y pourrir paisiblement. Je sors en courant de la maison sous ses abominables cris. Je referme la porte sur une main qu'elle tend et brise ses doigts. Elle pourrait hurler mais ne fait que murmurer : « Pas là. » Je m'assois sur le perron et enfouis ma tête entre mes mains. C'est la dernière fois, la dernière fois qu'elle me hante, c'est normal que ça soit si violent. Demain au retour de la piscine il ne restera plus rien de sa présence fantomatique, demain dans les vestiaires elle s'évaporera en chuchotant : « Pas là. » J'entends deux Antigone gémir dans l'entrée, et je prends ma décision. Ce pèlerinage s'arrêtera ici. S'il y a un endroit sur Terre où Antigone a vécu, c'est chez moi. Je ne compte plus les nuits, je ne compte plus les heures qu'elle y a passées. Je prends une profonde inspiration, comme si j'allais plonger, et entre. Deux Antigone se dressent derrière la porte, l'une qui va partir et l'autre qui dit timidement bonjour. La réalité de ces deux êtres est altérée par leur état de décomposition avancée. Elles ne devraient pas être capables de se mouvoir avec une telle grâce. Je les regarde tourner en rond dans l'entrée. Parfois elles prennent des expressions humaines, mais qui fondent rapidement sur leurs visages de mortes. Je souhaite ardemment que ça cesse, que ce cauchemar cesse. Je me tourne vers Antigone qui veut sortir, et je la prends par les épaules. Je plante mes yeux dans ses orbites. Elle est terriblement dépourvue de vie, pourtant une larme dévale sa joue verte. Elle exhale :

« Pas là, Claire... Pas là... Laisse-moi rester ici plutôt que dans ma tombe. »

Elle prononce le dernier mot avec un effroi tel que je me mets à pleurer aussi. Je la hais certainement d'avoir envahi ma maison, mais je l'aime trop encore pour la voir si triste. Je fais un effort surhumain pour lentement secouer la tête.

« Je ne peux pas, Boygirl. Ça me tuerait. »

Je me blottis contre elle, je l'étreins malgré sa répugnante putréfaction. Je la console. Son cadavre se dissout contre ma poitrine : quand j'écarte mes bras, Antigone qui veut sortir a disparu. Je me tourne vers sa sœur qui a le sourire timide d'une Boygirl qui entre chez moi pour la première fois. J'ai compris. Antigone est terrifiée au cimetière, Antigone vient se réfugier ici comme dans la chambre de sa mère. Je n'ai qu'à la rassurer pour qu'elle s'en aille. Je l'enlace alors que son bras se détache de son buste. Avant même qu'il ne touche le sol, il s'est déjà dissipé, et le corps que j'étreins s'évapore lui aussi. Je m'aventure dans le salon où au moins quatre Antigone vaquent à leurs occupations. Une chanson que j'ai écouté avec elle résonne étrangement, comme si je l'écoutais sous l'eau. Une morte s'est assise sur le canapé et reste immobile. Je prends place à côté d'elle. Il lui reste un œil, qui verse une larme sur ses pourritures. Je pose une main douce sur son épaule qui s'enfonce sous mes doigts. Il faut que je la serre contre moi. Elle tourne la tête vers moi comme pour m'embrasser. Je l'étreins et elle s'effrite. Je reste un instant hébétée sur ce canapé, abrutie par les souvenirs qui m'envahissent. Je jette un regard derrière moi : une foule d'Antigone rit et danse et observe et boit et parle et écoute à différents endroits. Je pousse un profond soupir qui éclate en milliers de bulles hors de ma bouche. Je les enlace une à une, une à une elles disparaissent. Cela me prend de longues minutes, mais le salon bientôt est lavé d'Antigone. Je passe de pièce en pièce, je les serre dans mes bras en les prévenant à chaque fois que je vais le faire, elles se blottissent contre moi en pleurant et nous partageons un sanglot avant qu'elles ne retournent dans leur tombe. À force de répéter ces gestes, cela devient un rituel. J'arrive dans le couloir qui dessert les chambres. Une Antigone y traîne, l'air hagard, l'air perdu. Elle m'ouvre ses bras pour que je m'y jette. Dans les miens elle se disperse. La porte de la salle de bain est fermée alors que je m'arrête devant, intriguée. J'entends une Antigone derrière, pleurer plus fortement que toutes celles que j'ai consolées jusqu'alors. Je frappe doucement.

BoygirlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant