Partie de Claire - Chapitre 2

128 10 4
                                    

[TW mention de mort/suicide] [TW émétophobie] [TW cadavre]


Je me réveille en pensant à elle, dont je ne connais pas le prénom. Son absence et son silence s'éternisent : je m'inquiète. J'espère qu'elle me téléphonera, qu'elle me rassurera, qu'elle me proposera de nous revoir enfin. Elle me manque. En ouvrant les yeux je me rappelle brutalement. Elle me manque. Aussitôt la nausée me reprend, j'ai à peine le temps de m'agenouiller que déjà je suis pliée en deux en larmes. Elle me manque, monstrueusement. Mon père frappe à la porte, il me demande si tout va bien. J'éructe entre deux crampes que je ne pourrais pas me rendre au lycée. Il répond que nous en discuterons dans la cuisine et s'éloigne. Alors j'arrive en sueur quelques minutes plus tard, une fois que j'ai tassé la douleur au fond de mes entrailles. Le journal est posé sur la table, je n'ose pas y jeter un œil de peur de voir à nouveau s'étaler la mort d'une certaine fille sur la première page. Une tasse de café fumante m'attend, mais je reste interdite devant ses vapeurs odorantes. Un souvenir me revient, une heure tardive surtout, la douceur de la nuit et l'amertume sucrée du matin. L'envie de vomir m'agite fébrilement, je crispe mes doigts sur mon abdomen. Mon père me questionne un peu, ennuyé à l'idée que je ne puisse pas aller en cours. Il finit par l'accepter en comprenant que je ne le fais pas exprès, et plaisante sur le fait qu'être malade me fera perdre un peu de poids. Ça ne me fait pas rire et je ne me force pas comme d'habitude. Je n'en ai pas l'énergie – je la puisais avant dans les étreintes qu'elle me donnait pour recueillir mon corps. Mon père ne s'excuse pas et se lève, m'indique que ma mère rentrera tôt cet après-midi, puis s'en va. Il ferme la porte à clef. Le déclic résonne longtemps dans la maison vide. Je n'y suis qu'un fantôme.

Je quitte la cuisine et veux allumer mon téléphone pour être sûre qu'elle ne m'a pas envoyé de dernier message. Mais encore une fois la nausée m'égorge, alors je me retiens, plaquant mes deux mains contre ma bouche. Je sais de toute manière que c'est vain. Je m'enferme dans la salle de bain et me déshabille dos au miroir. Je préfère ne pas me voir. Je prends une douche glacée, promenant le jet sur mon ventre pour tenter d'apaiser les crampes qui l'incendient. Je tremble mais continue fermement de m'exposer à l'eau qui ruisselle sur ma peau. Quand l'envie de pleurer me prend j'asperge mon visage pour faire fuir des larmes balbutiantes. Je sors plus tard, m'enroulant avec précipitation dans une serviette dont la douceur me réchauffe un peu. Je m'habille ensuite, enfile avec quelques difficultés un pantalon trop serré. Il y a encore une photographie de nous deux dans la poche, j'y plonge mes doigts pour l'effleurer. Je ne la regarde pas parce que je m'en sens incapable. En sortant de la salle de bain, je me rends compte que je suis épuisée. Je m'allonge sur mon lit. Les draps se froissent. La nausée s'éclipse. Un temps passe, puis avec précipitation avec avidité je saisis la photographie. Elle est si différente de celle sur sa tombe. Boygirl (Antigone, Claire, tu as attendu si longtemps de pouvoir l'appeler Antigone, pourquoi ne la nommes-tu pas Antigone) sourit légèrement, et sans cette distance qu'elle mettait sans cesse entre elle et la vie. Elle est humaine et ne souffre pas. Je déteste celle du cimetière, mais je suis heureuse que cette image d'elle ne soit pas sur sa tombe. Peu de gens l'ont connue ainsi. Ils n'ont pas à voir cette facette d'elle alors qu'ils n'ont pas su la faire apparaître. C'est comme un trésor que je garde pour moi, parce que c'était un cadeau, un véritable don qu'elle me faisait quand elle semblait heureuse et l'était peut-être. Je souris en retour à son petit portrait de morte. Jamais plus elle ne m'offrira son visage radieux. Je ferme les yeux pour l'oublier. Elle s'appelait Antigone, c'est presque un peu trop tard mais j'aurais aimé l'appeler Antigone.

Je me réveille comme si je sortais d'un coma. J'ai le vague souvenir d'avoir vécu, d'autres plus prégnants d'Antigone. Je titube jusqu'à la fenêtre de ma chambre et appuie mon front contre la vitre glacée. Mes pensées se givrent. Elle m'avait demandé, il y a deux semaine peut-être : « Si je meurs Claire, est-ce que tu fleuriras ma tombe ? » J'avais souri, passé ma main sur sa joue et elle avait frémi. Sa peau sous mes doigts l'angle de sa mâchoire. Elle a vu que je n'allais pas répondre parce que je n'osais pas envisager sa mort, elle a insisté : « J'aimerais des roses je crois. Des roses. Tu leur feras dire ce que tu veux, mais des roses. » Elle était de toutes manières trop belle pour qu'on lui offre d'autres fleurs. J'ai lentement acquiescé et je l'ai embrassée en disant : « Des roses, promis. » Je n'y croyais pas, je pensais que ça serait dans longtemps quand on serait vieilles. Elle a semblé rassurée et même contente. Je ne me suis pas inquiétée, Antigone heureuse, c'était rare. Aujourd'hui je me rends compte en me rappelant, que ce qui faisait son bonheur était souvent la mort et l'idée de sa mort. Ça me détruit de ne pas avoir été suffisante, de ne pas l'avoir fait souhaiter vivre.

BoygirlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant