Partie d'Agnès - Chapitre 13

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[TW mention de mort/suicide]


Je suis vide devant une chambre vide. J'ai passé la journée entière à repousser ce moment, j'ai passé ma vie entière même à le repousser, mais comme au cimetière je ne dois pas reculer. J'ai posé un pied dans la chambre d'Antigone la veille, mais aujourd'hui il me faut y entrer toute entière pour prendre le journal sur son bureau. Il faudra effacer le manège, effacer le lit fait au carré qui empeste la mort d'Antigone, tout effacer mis à part ce carnet. Il faudra effacer le cauchemar de cette nuit. Je frissonne encore en pensant à ma fille en train de se délecter d'éclats de verre. Je me fais violence. En agrippant la poignée je sens mes forces m'abandonner. Ouvrir cette porte c'est ouvrir son cercueil. Je repense à Antigone étendue sur le lit de Hémon, j'aimerais me recroqueviller dans ses draps pour les défaire. J'appuie mon front contre le bois (le bois, pas le miroir) qui me sépare de ce tombeau. Il vaut mieux que je pleure avant, j'imagine. Je lutte pour ne pas lâcher la poignée. Le silence introublé de l'autre côté me rassure en même temps qu'il me désespère. C'est en pensant à Claire, Adel et Isidore que je parviens à entrer : les réponses que leur doit Antigone ne peuvent passer que par moi à présent. Je suis leur unique espoir.

Antigone enfant et Antigone adolescente sont dans le manège, et quand l'une disparaît c'est l'autre qui surgit. La plus jeune est installée dans la tasse, la plus vieille chevauche un lion. La première sourit et l'autre verse des larmes maussades. Les lumières sépias tremblotent sur leur peau. Les sanglots d'Antigone adolescente ont des éclats d'étoile sur ses joues.

La petite Antigone s'écrie en se levant dans sa tasse, manquant de tomber :

« Est-ce que ça veut dire que je dois mourir ? »

Avec un affolement d'enfant. Le manège l'emporte avant que je ne puisse la rassurer et lui promettre qu'elle va avoir une longue vie avant. Antigone adolescente appuyée épuisée sur le lion resplendissant, murmure :

« J'aurais dû mourir. »

La plus jeune reparaît et à nouveau pépie :

« Est-ce que ça veut dire que je dois mourir ? »

Le rythme accélère légèrement, les lumières papillotent. Ma fille revient plus âgée et déclare sans aucune émotion :

« Mais, maman, je suis déjà morte. »

Le manège alors s'emballe comme s'il attendait ce signal. Aussitôt qu'Antigone a quinze ans et chuchote au hasard morbide qu'elle aurait dû mourir, ou qu'elle est déjà morte, elle n'a plus que six ans et refuse l'idée de mort. Ma fille auréolée d'ampoules blanches vieillit et rajeunit en quelques secondes à peine. Leurs phrases s'entremêlent, une clameur intense et macabre envahit la chambre avec noirceur. Les hurlements de mon enfant résonnent sans même plus se répondre, ils se superposent absurdes. Est-ce que ça veut dire que je dois mourir mais maman je suis déjà morte j'aurais dû mourir est-ce que ça veut dire que je dois mourir mais maman je suis déjà morte j'aurais dû mourir j'aurais dû mourir ! Cette cacophonie transperce mes tympans, je me bouche les oreilles en tombant à genoux. Toutes les ampoules explosent sans faire cesser les cris. Je hurle à en déchirer ma gorge :

« Assez ! »

D'un seul mot je fais taire cette folie. J'ouvre des yeux que j'avais clos par peur, pour découvrir une chambre vide. Pour la première fois c'est rassurant. Le manège est tombé en poussière. Ma fille s'est évaporée, qu'elle ait six ans ou quinze. Je me relève lentement et toujours avec méfiance, une main encore à mon front. Je me tourne vers le bureau d'Antigone. Dans la semi-pénombre je crois d'abord me tromper, puis je réalise qu'il n'y a aucun carnet sur le meuble. Je m'approche en tentant de conserver mon calme malgré les angoisses acides qui ressurgissent. Un frisson de haine et de désespoir me traverse. La douleur que provoque cette absence est dévorante. J'attendais avec une certitude inébranlable ce journal, j'attendais la déclaration d'amour d'Antigone à sa mère. Je ne peux souffrir une énième déception. J'attrape d'un geste rageur un papier posé sur son sous-main. Fébrile, je mets quelques secondes à déchiffrer le message. Il est inscrit à l'encre noire : « Je suis enterrée sous les roses. » Mes jambes refusent de porter un corps qui n'a plus rien à faire sur Terre. Je m'écroule à genoux sur la moquette. Mon menton heurte ma poitrine. Entre mes doigts gît le mot. « Je suis enterrée sous les roses. » Je vocifère dans la pénombre :

BoygirlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant